(Enregistré en 2022). Dans un royaume où les filles ne peuvent plus hériter, un couple décide d’élever leur fille comme un garçon. Leur enfant, Silence (nommé car il doit garder le silence sur son secret) deviendra un chevalier exemplaire de Cornouailles, mais l’époque est post-arthurienne, la cour d’Arthur ne se rappelant vraiment à nous que quand Silence doit capturer Merlin, suivant un scénario déjà trouvé dans la Suite-Vulgate (RQRF 18)… Préservé dans un seul manuscrit, qui contient aussi la Vengeance Raguidel (RQRF 26), le Roman de Silence part de cette situation pour tisser une réflexion plus large sur la part de la Nature et de l’Education dans la formation du caractère, qui a évidemment suscité l’intérêt des gender studies.
RQRF 34 : Le Roman de SilenceImage : WLC.LM.6, Roman de Silence, f. 203r. (Source)
Traductions utilisées :
En français : trad. Florence Bouchet in Romans d’Amour et de Chevalerie, coll. Bouquins, pp.459-557.
En anglais : trad. Sarah Roche-Mahdi, Silence: a thirteenth-century French romance (1992)
Sur le motif de la fille-soldat, discuté en introduction, d’après Catherine Velay-Vallantin, L’histoire des contes (1992) et . La Fille en Garçon (1992) :
Les Chevaliers de la Table Ronde chez Gallimard : Culhwch ac Olwen + extrait de l’Historia Regum Britanniae + Yvain, Perceval (Chrétien de Troyes) + Queste, Mort Artu (Lancelot-Graal) + Roman du roi Yder avec articles de Martin Aurell et Pastoureau.
Chantilly, Bibliothèque du Château, Ms. 472, f. 1r.
Datant probablement du milieu du XIIIe siècle, Les Merveilles de Rigomervoient Lancelot s’aventurer vers Rigomer, une région d’Irlande infestée de brigands aux marges du royaume arthurien, qui rappelle les marches explorées par Hunbaut (RQRF 32).
Sur le chemin se succèdent les aventures : un vieil ermite couvert de mousse, une maison où un cercueil marche tout seul et Lancelot est attaqué par de nombreux fauves, une sorcière-ogresse qui a des airs d’Ysbaddaden (RQRF 2) et sa jeune nièce… Il croise divers blessés, demoiselles en détresse et châtelains lésés qui le supplient de ne pas aller à Rigomer, car tous ceux qui y vont n’en reviennent pas, où atteints de blessures qui ne guérissent pas, attendant celui qui mettra fin à tous ces enchantements. Lancelot semble bien parti pour être cet élu, battant un chevalier qui porte trois armures les unes sur les autres et passant la garde d’un dragon, mais une jeune dame lui passe un anneau enchanté qui lui fait tout oublier et il est mis au travail dans les cuisines de Rigomer.
Gauvain et de nombreux chevaliers partent alors à sa recherche. Cligès affronte notamment un mort-vivant dans un cimetière, qui devient fou furieux quand on retire un tronçon d’épée de son corps, car tant qu’il reste planté il a l’impression d’être auprès de Morgane à la cour d’Arthur. Gauvain parvient finalement à secourir Lancelot, qui après une autre période d’errance d’un an revient incognito dénouer un duel à la cour d’Arthur, où il est reconnu. Lors du dernier tiers du roman (probablement rajouté par une autre plume, et inachevé) le roi Arthur, jaloux des exploits de ses chevaliers à Rigomer, décide de partir lui-même à l’aventure pour aider une demoiselle, et après deux aventures de Lancelot, il combat pour elle avec succès — rare occurrence d’un roi Arthur qui part à l’aventure dans un roman, comme dans le début du Perlesvaus (RQRF 11) ou le plus tardif Chevalier au Papegau.
Ce roman de 17’270 vers épouse le chablon laissé par Chrétien de Troyes et ses successeurs, tout en montrant peut-être l’influence des romans en prose, notamment les “aventures rituelles” typiques des quêtes du Graal (RQRF 16, RQRF 28), où les épreuves s’accomplissent d’elles-mêmes à l’arrivée de l’élu, sans qu’il ait besoin d’étaler des prouesses. On y trouve une grave et récurrente préoccupation pour le chevalier et ses armes (peut-on lui faire confiance et l’accueillir tant qu’il les porte, ne risque-t-il pas de nous massacrer ?) et surtout son armure, que de nombreux brigands cherchent d’ailleurs à lui dérober.
Cette appréhension face à la violence n’empêche pas une certaine indifférence quand elle frappe les femmes, plus soulignée que d’habitude : quand un félon veut violer la fille d’un châtelain, le problème semble surtout être qu’il ne compte pas l’épouser ensuite… De même, quand Lancelot sauve la fille du roi de Dessemoume, que son amant était sur le point de violer, elle plaide surtout pour que son agresseur l’épouse, le mariage lavant tout. D’ailleurs, son père a promis sa main à qui la ramènera, et Lancelot est donc attaqué par des prétendants en chemin, et quoiqu’il refuse de l’épouser, il la laisse enceinte à son départ…
Au milieu du XIIIe siècle, on voit à travers les Merveilles de Rigomer, que les romans en vers continuent à plaire, avec leur goût pour les aventures merveilleuses, ici particulièrement colorées et parfois intrigantes.
L’incipit du «Chevalier aux Deux Épées». Paris, BNF, Ms. français, 12603, f. 1r.
Suivant le Conte du Graal de Chrétien de Troyes (RQRF 7), il est courant de voir des romans centrés sur Gauvain, partageant la vedette avec un autre chevalier — typiquement dans Méraugis de Portlesguez, La Vengeance Raguidel(RQRF 26) ou Gliglois (RQRF 30).
En miroir du nouveau venu, qui doit apprendre les codes de la chevalerie et faire ses preuves, Gauvain, le chevalier accompli, est souvent mis dans des situations dont il est impossible de se tirer courtoisement, ou encore accablé par sa réputation, bonne ou mauvaise.
Le Chevalier aux Deux Épées suit ce schéma classique, mais s’ouvre sur une étrange scène : en allant y chercher des fers à bestiaux (destinés au Roi Arthur) la jeune dame Lore de Caradigan assiste à l’enterrement du chevalier Bléhéris dans une chapelle enchantée. Cela lui permet de récupérer son château à Ris d’Outre-Tombe, mais elle a aussi ceint l’épée du chevalier et seul un chevalier aussi preux que lui pourra la lui enlever.
À la cour d’Arthur arrive un ancien écuyer de Gauvain qui souhaite être adoubé : Mériadeuc. Il est en fait le fils de Bléhéris mais ignore son propre nom… Quand il arrive à retirer l’épée de Lore, Keu le surnomme alors logiquement le Chevalier aux Deux Épées. Il en obtiendra même une troisième, couverte de sang, qui lui permettra de soigner un chevalier blessé.
Pendant ce temps, Brian des Îles en veut à Gauvain car la dame qu’il convoite n’a d’yeux que pour lui. Il l’attaque lors d’une balade matinale, désarmé, le blesse grièvement et le laisse pour mort, racontant partout qu’il est décédé. Une fois remis, Gauvain part à sa recherche pour rectifier ça. Sa réputation continue à lui jouer dans tours quand il libère un châtelain et s’aprête à passer la nuit avec sa fille, mais celle-ci se dit triste car elle voulait garder sa virginité pour… Gauvain. Elle ne le croit pas quand il affirme être Gauvain et le croit encore moins quand Gauvain respecte son refus. Il semble avoir une réputation de violeur…
Pendant ce temps Mériadeuc échappe à la cour d’Arthur et combat les troupes de Brian de la Gâtine, qui assiège les terres de sa famille. Gauvain l’y aide en libérant la ville de Tygan, où la mère de Mériadeuc est assiégée, mais on découvre progressivement que c’est en fait Gauvain qui aurait tué Bléhéris, le père de Mériadeuc.
Dans Hunbaut, par contre, le schéma est renversé. Gauvain doit s’aventurer sur une île qui n’est pas soumise à l’autorité d’Arthur, mais alors que Hunbaut, qui l’accompagne, en connait les usages, Gauvain commet impair sur impair et outrage le seigneur de l’île.
À son retour, Gauvain devra secourir sa soeur, enlevée peu après leur départ, et rencontrer une demoiselle tellement amoureuse de lui qu’elle a fait scultpter une statue à son effigie dans sa chambre…
Que ce soit dans Hunbaut, qui est inachevé, ou Le Chevalier aux Deux Épées, qui est peut-être trop achevé, on retrouve beaucoup de motifs arthuriens familiers. Hunbaut met en scène le motif du “tu me décapites, puis je te décapite” de la Première Continuation(RQRF 8) ou de La Mule sans frein (RQRF 19) — et qu’on retrouvera plus tard au centre de Gawain and the Green Knight. Le Chevalier aux Deux Épées semble reprendre sa scène de la chapelle maudite du Perlesvaus (RQRF 11)mais rendue plus ou moins incompréhensible… Gauvain est assailli par sa réputation : on raconte qu’il est mort (comme dans L’Âtre périlleux (RQRF 30)), il est accusé de meurtre (comme dans le Conte duGraal) et il reste “l’idole inconnue” (pour reprendre le titre de Stoyan Atanassov) : une dame amoureuse de lui ne le connait que par un portrait, il a une réputation de violeur (comme dans la Première Continuation (RQRF 8)).
Deux romans presque opposés mais qui, malgré leurs diverses aventures et perspectives morales de leurs auteurs, contribuent tous les deux à construire et remixer le caractère des personnages qu’ils partagent: ici, Gauvain, le “bon chevalier”, dont on en vient à se demander s’il est si bon que ça…
Antoine et Lays se sont surtout concentrés sur les oeuvres françaises, mais la légende arthurienne a très vite été traduite dans d’autres langues, et dans cet épisode, enregistré à distance de par les circonstances, on discute un peu plus des productions d’Outre-Rhin.
Après quelques mots sur Hartmann von Aue, qui avec ses Erecet Iweinfut le premier à y adapter les oeuvres de Chrétien de Troyes (RQRF 5-7) avant même le Parzival de Wolfram von Eschenbach (RQRF 20), ils discutent de Wigalois ou le Chevalier à la Rouede Wirnt de Grafenberg, une oeuvre qui commence très proche du Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu (RQRF 23), car Wigalois naît de l’union de Gauvain avec une fée.
Le gros morceau de cet épisode sera cependant le Lanzeletde Ulrich von Zatzikhoven, datant du début du treizième siècle, particulièrement intéressant car il nous présente un portrait de Lancelot très différent de celui de Chrétien de Troyes (RQRF 6). Par exemple, il se marie quatre fois (!) sans que sa femme précédente soit ensuite divorcée ou même mentionnée, jusqu’à ce qu’il finisse avec la belle Iblis. D’ailleurs, Guenièvre est bien enlevée dans ce roman, une tradition qu’on trouvait déjà dans d’anciennes vies de saints, mais Lanzelet n’est pas dans une relation amoureuse avec elle, et ne participe pas tant à sa rescousse. Par ailleurs, on y retrouve déjà le début du Lancelot en Prose (RQRF 15) qui n’était pas chez Chrétien : le royaume du père de Lanzelet est ravagé par une révolte de ses barons, et l’enfant est recueilli par une fée sous-marine. Tout cela laisse penser qu’on a là une trace de la tradition originelle de l’histoire de Lancelot, qui a pu influencer aussi bien les cycles en prose qu’Ulrich, mais que Chrétien aurait laissé de côté pour raconter son histoire d’amour courtois.
Rex Quondam Rexque Futurus 31 : Le Lanzelet d’Ulrich von Zatzikhoven et la tradition allemande (avril 2020)
Comme le souligne Danielle Buschinger, on remarque cependant que ce roman tient tout du « patchwork », une « recréation » post-classique, qui enchaîne des motifs connus sans toujours leur donner le poids requis : un test de vertu grâce à un manteau qui change de forme (comme dans le Lai du Mantel, RQRF 25) ; une femme changée en dragon et qui doit être libérée par un baiser (comme dans le Bel Inconnu)… Dans ces péripéties colorées, Lanzelet « ne traverse jamais de crise », les épreuves l’effleurent sans le bousculer. Mais le merveilleux allemand y prend aussi une saveur différente, le roman invoque la magie avec un peu moins de timidité : Arthur ira ainsi demander son aide à l’enchanteur Malduc pour récupérer Guenièvre, et quand en échange il aura fait Erec et Gauvain (ou Walwein) prisonniers, on s’aidera d’Esealt le Long, un géant qui grandit d’un empan tous les mois, pour assaillir le château du sorcier. Loin du cœur contrarié du Lancelot français, l’adultère par excellence, déchiré par son amour pour sa reine, ce Lanzelet nous montre cependant une autre tradition, une variation intéressante, aidé en ça par un vrai goût pour la féerie.
Suivant Chrétien de Troyes, les romans arthuriens du XIIIe siècle ont souvent soit Gauvain pour héros — comme dans La Mule sans frein ou Le Chevalier à l’Épée (RQRF 19) — soit lui font partager la vedette avec un autre chevalier, privilégié par le romancier —comme dans Méraugis de Portlesguez (RQRF 26). Dans cet épisode, Antoine et Lays en examinent deux.
Rex Quondam Rexque Futurus 30 : Gliglois et L’Âtre Périlleux (mars 2020)
Dans le court roman de Gliglois, on voit une dame très belle, logiquement nommée, Beauté, repousser l’amour de Gauvain, comme celui de Gliglois, jeune chevalier de son équipage qui est aussi tombé amoureux d’elle. Elle semble le honnir et le tourmenter, mais c’est en fait une épreuve pour tester son amour… À la fin, Gauvain bénira tout de même leur union.
Dans L’Âtre Périlleux, par contre, Gauvain est pleinement le héros, et s’il n’a pas lui-même d’intrigue amoureuse dans cette histoire, il réunit à la fin la plupart des chevaliers qu’il croise à la dame de leur désirs (en forçant même l’un d’entre eux à lui rester fidèle). Tout commence quand Escanor de la Montagne le déshonore en enlevant une dame qui s’était mise au service de la cour d’Arthur. Il le pourchasse, mais croise des dames qui se lamentent autour d’un écuyer, les yeux crevés, qui affirme avoir vu Gauvain être démembré. En réalité c’est seulement un chevalier qui portait des armes similaires aux siennes, tué et dépecé par l’Orgueilleux Faé et Gomeret le Desréé (déréglé ou démesuré), jaloux que les dames qu’ils convoitent leur préfèrent Gauvain et Perceval. Cependant, à cause de cela, il semble que Gauvain perde son nom, et ne se nommera plus que Le Chevalier Sans Nom, jusqu’à ce qu’il ait percé à jour ce qui s’est produit…
En chemin, il libère une dame prisonnière d’une tombe dans un cimetière maudit (ledit Âtre Périlleux) et dont un démon abuse chaque nuit. On y apprend que la mère de Gauvain, une fée, avait prophétisé qu’Escanor était le seul chevalier qu’elle n’était pas sûre que Gauvain puisse vaincre. Signe de sa puissance, suivant le moment de la journée, la force d’Escanor se démultiplie, un trait généralement attribué à Gauvain lui-même. Dans cette quête pour rencontrer celui qui pourrait mettre fin à ses jours et récupérer son nom en prouvant qu’il est bien vivant, Gauvain devra aussi défaire le sadique roi de la Rouge Cité, croisera des noms familiers comme Espinogrès ou Raguidel de l’Angarde, et aidera Cadret dont la bien-aimée a été promise à un autre contre son gré. Privé de son nom, Gauvain est ici pleinement « l’idole inconnue » (pour reprendre le titre du livre de Stoyan Atanassov) : tout le monde l’invoque et connaît ses exploits, mais on ne le reconnaît pas.
Pour la reprise de 2020, Lays et Antoine examinent deux romans isolés du XIIIe siècle qui, en marge de la tradition des grands cycles en prose de Robert de Boron (RQRF 9-10), de la Vulgate (RQRF 15-18), du Tristan en Prose (RQRF 24) ou de la post-Vulgate (RQRF 27-28) se concentrent, comme le faisait Chrétien de Troyes, sur l’aventure d’un chevalier, dans une forme versifiée.
Rex Quondam Rexque Futurus 29 : Fergus et le Roman du Roi Yder (janvier 2020)
Dans le Roman de Fergus, aussi appelé Le Chevalier à l’Escu, Fergus est peut-être inspiré d’un personnage historique mais son histoire reprend surtout celle du Perceval de Chrétien (RQRF 7). Occupé à travailler la terre, Fergus voit passer un cortège de chevaliers du Roi Arthur qui revient de la chasse. Il veut immédiatement les rejoindre et abandonne sa charrue sur place. Alors que son père, un vilain, un roturier, voudrait le battre car il abandonne ses devoirs, sa mère, de plus noble extraction, soutient son ambition. On déterre une armure complètement rouillée d’un coffre, et le voilà parti à l’aventure… Comme Perceval, Keu le met à l’épreuve, en rigolant, de vaincre un ennemi redouté d’Arthur, ici le Chevalier Noir.
Une fois adoubé, il rencontre en chemin Galienne, la nièce du châtelain de Liddel, mais ne peut lui retourner son amour, avant d’avoir achevé sa quête. Il vainc le Chevalier Noir sans problèmes, mais quand il revient, Galienne a disparu… Après un an d’errance, il apprend que pour la retrouver il ferait mieux d’obtenir d’abord un écu projetant une lumière merveilleuse, gardé à Dunnottar par une vieille géante monstrueuse armée d’une faux, et par un dragon. Il apprend ensuite que Galienne est la nouvelle reine de Lothian mais qu’elle est assiégée à Roxburgh. Elle avait demandé de l’aide à la cour d’Arthur mais tous ses chevaliers étaient loin, cherchant Fergus. Fergus parviendra à vaincre les assaillants mais il disparaît ensuite, et Arthur devra organiser un tournoi pour qu’il refasse surface et puisse épouser Galienne, devanant roi de Lothian.
Le Roman du Roi Yder (Romanz du reis Yder) place sur le devant de la scène un très vieux personnage mais qui avait souvent un rôle très secondaire. Il apparaît ainsi sur l’archivolte de la Porta della Pescheria de la Cathédrale de Modène (~1120-1140) comme « Isdernus ». Yder était déjà mentionné par Cullwch ac Olwen (RQRF 2), peut-être notre trace la plus archaïque de récits arthuriens gallois, même s’il ne jouait pas de grand rôle dans l’histoire. Il faisait aussi une apparition chez Geoffrey de Monmouth (RQRF 3) et Wace (RQRF 4), dans le Lai du Court Mantel (RQRF 25), et, au début d’Erec et Enide de Chrétien de Troyes (RQRF 5), c’est lui qui outrageait Guenièvre quand son nain fouettait une de ses suivantes. Une histoire qui lui est régulièrement associée, et c’est le cas dans ce roman aussi, est d’avoir vaincu un ours en combat, ainsi dans la Folie Tristan de Berne (RQRF 13) ou dans La Vengeance Raguidel, où il venait aider Gauvain en battant l’ours du cruel Guingasoin. (RQRF 26)
Environ mille vers manquent au début du seul manuscrit connu, mais on peut assez facilement reconstituer le début de l’histoire. Yder ne connaît pas son père, qui avait seulement laissé à sa mère la moitié d’un anneau. À 17 ans il part à sa recherche. En chemin il tombe amoureux de la reine Guenloïe, qui ne veut apparemment pas s’engager dans une relation sans connaître son ascendance ou avant qu’il ait fait ses preuves. Yder sauve le Roi Arthur d’une mauvaise passe, mais celui-ci oublie de le remercier et manque à sa parole. Yder, déçu, va donc aider un des vassaux qu’Arthur assiège. Devant ses prouesses, Arthur finit par l’inviter à contre-coeur à la cour. Quand un ours fait irruption dans les appartements de Guenièvre, Yder arrive à le repousser, suscitant encore plus d’admiration, mais aussi une profonde jalousie de la part d’Arthur, qui commence à croire que Guenièvre l’aime. Au cours de ses aventures, Yder retrouve son père Nuc, « duc d’Allemagne ». Le portrait d’Arthur, déjà négatif, devient franchement maléfique quand, pour se débarrasser d’Yder, il l’emmène dans une expédition pour combattre des géants, où il espère qu’il mourra, et où Keu (qui avait déjà tenté de le tuer) finit par l’empoisonner. Heureusement, Yder survit, revient épouser Guenloïe, et est couronné roi par Arthur, qui ne le perçoit peut-être plus comme une menace maintenant qu’il est marié.
On reconnaît les motifs typiques de l’aventure chevaleresque immortalisés par chrétien et qu’on a déjà retrouvés dans Le Bel Inconnu (RQRF 23) par exemple : un héros part de chez lui, tombe amoureux d’une châtelaine mais ne peut s’adonner à son amour qu’une fois ses preuves faites, il combat géants et bêtes, sa victoire finale est scellée par un mariage et un couronnement… D’autres parallèles prêtent plus à rire : dans les deux romans on voit quelqu’un se battre avec des volailles en broche ! Sans forcément être parodiques (même s’ils sont parfois décrits comme tels) le burlesque des aventures de Fergus ou la malfaisance presque comique d’Arthur dans ces deux textes poussent en effet assez loin la tendance humoristique du roman de chevalerie.
Illustration de l’épisode : archivolte de la Porta della Pescheria de la Cathédrale de Modène. (photographie de Sailko sur Wikimedia Commons (CC BY-SA 4.0)) Réalisé entre 1120 et 1140 environ, c’est une des premières traces datables de la légende arthurienne sur le continent, où l’on peut voir, de gauche à droite, Yder (Isdernus), Arthur (Artus de Bretanni), Durmart ? (Durmaltus), Guenièvre à priori (Winlogee), Caradoc (Carrado), Gauvain (Galvagin), Galvariun (non-identifié, peut-être un double de Gauvain vu le nom) et Keu (Che). Au sujet de cette sculpture arthurienne, et d’autres, voir l’article de Stiennon et Lejeune dans les Cahiers de Civilisation Médiévale.
Si une partie du cycle de la Post-Vulgatenous est parvenue en ancien français sous la forme de la Suite du Roman de Merlin (RQRF 27), sa Queste del Saint Graal et sa Mort Artu ne nous sont connues dans cette langue que par quelques fragments présents dans le Tristan en Prose (RQRF 24). Mais la conclusion du cycle nous est tout de même parvenue dans une intégralité relative par l’entremise d’autres langues romanes, à travers la Demanda do Sancto Graal portugaise et la Demanda del Sancto Grial castillane.
Dans cette conclusion plus ou moins résumée, la Queste, si elle reprend les grandes lignes de la version du Lancelot-Graal (RQRF 16), s’en distingue néanmoins par un ton beaucoup moins religieux, s’alignant sur le récit commencé par la Suite du Merlin, consacrant plus de place aux aventures de chevaliers tels que Palamède, Méraugis, ou Bliobéris, et peignant surtout un portrait beaucoup plus sanguinaire de Gauvain, qui y tue de nombreux chevaliers de la Table Ronde.
La Mort Artu, quand à elle, est plus proche de celle du Lancelot-Graal (RQRF 17), mais est réduite à l’extrême, expédiant les conflits avec Lancelot, l’Empereur de Rome et Mordred en quelques pages. Le pinacle est atteint avec la Demanda castillane, qui ne prend même pas la peine de dépeindre directement la mort de Mordred, qui n’y est d’ailleurs même pas le fait d’Arthur lui même! C’est après la mort du roi que l’originalité du cycle réapparait, avec une conclusion qui voit le Roi Marc ravager une dernière fois le royaume de Logres et détruire la Table Ronde, tandis que les derniers chevaliers d’Arthur deviennent ermites.
Si la Post-Vulgate a laissé très peu de traces en français, son influence n’a eu de cesse de s’étendre, puisqu’au delà de ses versions ibériques, c’est elle qui a servi de source principale à l’œuvre qui allait devenir la version « canonique » de la légende Arthurienne: Le Morte Darthur de Thomas Mallory.
Rex Quondam Rexque Futurus 28 : La Post-Vulgate (2/2) – La Queste del Saint Graal et la Mort Artu, version « Post-Vulgate » (décembre 2019)
Tout indique qu’entre 1235 et 1240 le Lancelot-Graal (RQRF 15 à 18)a subi un remaniement où l’on a tenté d’en harmoniser le ton et le sujet, qui a résulté en un nouveau cycle arthurien que nous connaissons de nos jours sous le nom de Post-Vulgate, attribué à un pseudo-Robert de Boron. Pour lui servir de pièce centrale fut composée une nouvelle suite du Merlin en prose, généralement appelée la Suite du Roman de Merlin, suite romanesque ou suite-Huth (d’après le nom du possesseur de l’un de ses manuscrits) pour la distinguer de la Suite-Vulgate du Merlin (RQRF 18) – préexistante, mais identifiée plus tard.
RQRF 27 : Post-Vulgate (1/2), La Suite du Roman de Merlin (novembre 2019)
De l’aveu même du narrateur, ce récit du début du règne d’Arthur cherche en fait à remplacer le Lancelot propre (RQRF 15), qui était trop long, et recentre donc le cycle sur Arthur, dont les exploits héroïques que relataient la Suite-Vulgate sont remplacés par un récit bien plus sombre et sceptique vis-à-vis de la chevalerie. La haine de Morgane n’y concerne plus seulement les amants Lancelot ou Tristan mais vise bien son frère le roi, qu’elle veut détrôner et tuer. L’inceste d’Arthur avec une autre de ses sœurs, engendrant ainsi Mordred, futur destructeur du royaume, souligne la fatalité, les rouages inévitables du destin. On ne prend même plus le temps de douter ou de s’émerveiller des prophéties qui parsèment le monde, et Merlin lui-même ne recule pas devant sa fin sordide…
La Post-Vulgate ne nous est pas parvenue sous une forme complète continue ou entièrement cohérente. L’Estoire del Saint Graal (RQRF 18) et le Merlin en Prose (RQRF 10), repris avec quelques altérations du Lancelot-Graal, forment avec la Suite du Roman de Merlin les deux premières parties de ce que le pseudo-Robert, revendique comme une trilogie. De son dernier volet, il nous est resté des versions particulières de la Quête du Graal et de la fin du royaume arthurien dans des versions portugaise et castillane, ainsi que quelques fragments du Tristan en Prose, comme nous le verrons dans le prochain épisode. Peu après la première publication du manuscrit Huth de la Suite, on y avait vu des correspondances avec ces versions ibériques, mais c’est bien à Fanni Bogdanow qu’il est revenu d’avoir plus récemment articulé une reconstitution de ce cycle, qu’elle baptise aussi le Roman du Graal. Là où les parties disparates du Lancelot-Graal ne parvenaient jamais à s’accorder sur leur tonalité, ici, tout a été mis au diapason crépusculaire de la Mort Artu…
Benjamin Britten (1913-1976) Suite from King Arthur (Arr. Hindmarsh): I. Overture (Générique) Richard Hickox & BBC Philarmonic Orchestra
The Jetzsons Hard Times The Complete Jetzons
Felix Mendelssohn (1809-1847) Symphonie n°3 en la mineur « Écossaise », op. 56 : II. Vivace non troppo Jaime Laredo & Scottish Chamber Orchestra
Jason Webley (1974-) Pyramid Margaret
Carl Philip Emmanuel Bach (1714-1788) Concerto pour violoncelle et orchestre en la majeur, Wq 172: III. Allegro assai Roel Dieltiens & Orchestra of the Eighteenth Century
Les manuscrits de Méraugis de Portlesguez nous disent qu’il est l’œuvre d’un certain Raoul de Houdenc, qui est probablement aussi le Raoul qui signe LaVengeance Raguidel.
Rex Quondam Rexque Futurus 26 : Méraugis et la Vengeance Raguidel (octobre 2019)
Méraugis de Portlesguez convoite l’amour de Lidoine pour ses vertus, et non pour sa beauté, contrairement à Gorvain de Cadruz qui veut l’affronter pour cela. Lidoine est sous le charme de Méraugis mais le début de leur relation est repoussé à un an plus tard, durant lequel Lidoine veut voir Méraugis faire ses preuves au cours d’aventures. Et justement, on réalise que, Gauvain n’est toujours par revenu de la quête de « l’Épée aux Estranges Ranges » annoncée dans le Conte du Graal (RQRF 7). On ne le sait pas mais Gauvain est en fait prisonnier d’une île où il doit combattre et tuer – ou être tué – par tous les chevaliers de passage. Méraugis part pour « l’esplumoir Merlin » où il espère retrouver sa trace, mais son aventure et celle de Lidoine croisera aussi à nouveau la route de Gorvain…
Dans La Vengeance Raguidel, le cadavre du chevalier Raguidel arrive de nuit à la cour d’Arthur par un bateau se mouvant tout seul, comme dans la Première Continuation (RQRF 8). Une lettre indique qu’il ne pourra être vengé que par celui qui parvient à enlever le tronçon de lance fiché dans sa poitrine – et qui se révèle être Gauvain – aidé de celui qui arrive à lui enlever ses cinq anneaux – c’est-à-dire Yder, mais qui disparaît avant que Gauvain le sache. Oubliant la lance, Gauvain se bat d’abord contre un Chevalier Noir, avec qui il se réconcilie. Il est ensuite reçu incognito par une dame dont il a déçu l’amour jadis, et qui veut désormais le tuer avec une sorte de guillotine, comme dans le Perlesvaus (RQRF 11). Pour l’attirer dans son piège avant qu’il n’arrive par hasard, elle avait enlevé et torturé son frère Gaheriet. Après cela, Gauvain s’amourache de la belle Ydain, qui le déçoit par son infidélité, avec des scènes et une morale misogyne qui rappellent Le Chevalier à l’épée (RQRF 19). Gauvain retrouve enfin le bateau merveilleux, qui l’amène en Écosse. Là, il croise de nouveau Yder, avec lequel il espère pouvoir venger Raguidel, en vainquant le terrible Guingasouin, ses armes enchantées et son ours apprivoisé…
En plus de placer Gauvain dans un rôle de premier plan, comme La Mule sans frein ou Le Chevalier à l’épée (RQRF 19), ces deux romans du début du XIIIe siècle se rejoignent dans une référence appuyée à Chrétien de Troyes et ses continuateurs, un sérieux goût pour l’ironie et l’humour et une recombinaison inventive de motifs connus de la littérature arthurienne.
Illustration de l’épisode: composée à partir de fac-similés des miniatures de l’esplumoir Merlin et de la Carole enchantée dans le manuscrit de Vienne de Méraugis de Portlesguez, reproduits dans l’édition de Michelant.
Musique
Benjamin Britten (1913-1976) Suite from King Arthur (Arr. Hindmarsh): I. Overture (Générique) Richard Hickox & BBC Philarmonic Orchestra
Antonio Salieri (1750-1825) Prima la musica e poi le parole: Sinfonia Nikolaus Harnoncourt & Concentus Musicus Wien
Joe Dassin (1938-1980) Siffler sur la colline Joe Dassin (Les Champs-Élysées)
The Dead South In Hell I’ll Be In Good Company Good Company
A la suite de Marie de France (RQRF 14), d’autre poètes se sont attaqué au genre du lai breton. Ces courts textes en vers, racontant des aventures souvent merveilleuses qui auraient fait l’objet de lais lyriques composés par les anciens Bretons, entretiennent souvent une relation vague au reste de la matière de Bretagne.
Ainsi, les lais anonymes de Guingamor, Graalent et Mélion reprennent des noms ou motifs déjà présents chez Marie de France, dans des lais tels que Guigemar, Lanval ou Bisclavret, en ôtant ou ajoutant à loisir des personnages comme Arthur, Guenièvre et Lancelot. Le Lai du Cor attribué à un certain Robert Biket, ainsi que le Lai du Court Mantel anonyme, témoignent eux d’un motif récurrent des légendes arthuriennes: l’arrivée à la cour d’un objet fantastique qui peut révéler l’infidélité des dames présentes, un sujet que l’on peut imaginer épineux dans un univers ou les triangles amoureux entre roi, reine et chevalier sont monnaie courante.
L’importance de l’amour courtois est d’ailleurs le sujet du Lai du Trot, qui en fait d’aventure relate une brève allégorie qui semble tout droit sortie du Perlesvaus (RQRF 11). Quand au Lai de Tyolet, il combine l’histoire de l’arrivée à la cour d’Arthur du fils d’une veuve dame très semblable à Perceval (RQRF 7) avec une chasse au cerf blanc proche de celle de la deuxième continuation du Conte du Graal (RQRF 8)…
Rex Quondam Rexque Futurus 25 : quelques lais bretons de plus (septembre 2019)
Illustration de l’épisode: page du seigneur Walther von Buchheim dans le Codex Manesse, compilé et illustré à Zurich dans la première moitié du XIIIème siècle. (UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 271r).
Musique
Benjamin Britten (1913-1976) Suite from King Arthur (Arr. Hindmarsh): I. Overture (Générique) Richard Hickox & BBC Philarmonic Orchestra