par Lays Farra
En 2023, Emanuele Arioli publiait une traduction d’extraits des différentes histoires arthuriennes portant sur Ségurant, connectées par ses travaux, où il rouvrait un dossier négligé et proposait une tentative de reconstruction de la chronologie et des relations entre ces textes.
Je ne reviens pas ici sur le fond de ces analyses, y ayant déjà consacré une vidéo de deux heures, un podcast de quatre heures et un article d’une centaine de pages, mais j’encourage les curieux à s’y plonger. Elles avaient cependant bénéficié d’une très large publicité sur le thème de la « découverte » du « roman perdu » de Ségurant, découverte toute relative comme vous le découvrirez en lisant notre article dessus, mais qui avait suscité un large enthousiasme médiatique, entretenu par la sortie de deux adaptations en bande dessinée, et un documentaire à succès sur Arte — documentaire dont une libraire me vantait encore les mérites en allant acheter un des livres que je discute aujourd’hui…
La question se posait : y aurait-il un « effet Ségurant » dans le monde de l’édition, qui favoriserait l’édition d’autres textes arthuriens négligés ? L’année 2024 fut surtout dominée par une sorte de triangulation complétiste, au lieu de prendre le risque de publier quelque chose d’inédit, on part du principe que le public veut manger de l’arthurien et on propose donc plusieurs fresques reprenant tout le cycle arthurien.
Ainsi Arthur : cycle intégral de Tristan Pichard, en quatre volumes dont deux sont sortis, qui fait la part belle aux romans français individuels et tentera de réintégrer Perceval à la Quête du Graal. Il liste les sources utilisées en fin d’ouvrage. Démarche très similaire à celle de John Matthews (qui d’habitude donne dans le grand n’importe quoi ésotérico-néo-druidique ou la recherche bancale d’un Arthur historique) dans Le grand livre du Roi Arthur et des Chevaliers de la Table Ronde, traduit en 2024 et illustré par John Howe. Ici, deux auteurs proposant des réécritures réfléchies et personnelles, mais la littérature de kiosque ne veut pas être en reste. Le Monde va vendre sur abonnement et en kiosque une série sur les Mythes et légendes du Roi Arthur en onze volumes, et Ouest-France publie, sous la plume de Gérard Lomenec’h, Le Roman du Graal : Quête des chevaliers de la Table Ronde (2024), qui semble surtout réécrire le Lancelot-Graal. (Voir les épisodes de notre émission Rex Quondam Rexque Futurus sur ce cycle)
Il y a un problème évident de saturation du marché, qui concerne le monde de l’édition en général : le public lirait volontiers quatre romans arthuriens différents, mais pas quatre réécritures massives des mêmes temps forts…
Il faut rendre grâce de cela à Arioli : il a, lui, choisi de plutôt traduire deux textes inédits en français :
- Alexandre l’Orphelin de la Table Ronde, aux Belles Lettres, réunissant les textes sur ce personnage, encore avec une splendide couverture de Yann Damezin.
- Les Chevaliers de la Table Ronde, au Seuil, un catalogue et armorial de chevaliers d’Arthur essentiellement dans le manuscrit 4976 de l’Arsenal.
Les deux sont richement illustrés à partir des manuscrits d’époque. Par rapport à Ségurant, Alexandre a encore moins besoin de piocher dans des manuscrits sans lien pour tel épisode, même si avec près d’une page sur deux contenant une illustration, cela peut donner l’impression de diluer le texte traduit, qui reste malgré ça beaucoup plus fin que Ségurant (175 pages contre 264).
Le catalogue de chevaliers n’était pas traduit, je crois qu’aucun armorial du genre ne l’était. Les sept épisodes de l’histoire de base d’Alexandre l’Orphelin, se trouvent dans les Prophéties de Merlin. En dehors de courts passages dans divers articles (par exemple celui-ci mais dont la version en ligne coupe les traductions), les seules traductions qui en existent sont celles qui ont été effectuées par Arioli. Ainsi les quelques bouts de la « version complémentaire romanesque » de Ségurant traduits en 2023 (~16 pages dans sa traduction) ou les sept épisodes liés à Alexandre l’Orphelin (qui couvrent 26 pages de l’édition Koble qui en fait 377, donc 6%). Il ne semble pas y avoir de projet pour l’heure de les traduire en entier. En tournée, Arioli dit avoir renoncé à éditer sa reconstruction des Ur-Prophéties, ce qui n’aide peut-être pas. Et de nombreux textes arthuriens sont dans la même situation.
Force de l’habitude, Le Monde présente aussi l’armorial arthurien qu’il publie aux éditions du Seuil comme une « encyclopédie arthurienne retrouvée ». Comme de nombreux manuscrits, elle n’était pas éditée ni traduite, mais on se demande à quel point elle était perdue, puisqu’ils étaient discutés dans notre article et qu’à l’annonce de sa parution, sans rien voir du contenu, j’avais subodoré que ça pouvait être par exemple le manuscrit BnF 12597 ou bien l’Arsenal 4976, qui sont les deux numérisés, accessibles en ligne sur la plateforme Gallica, depuis 2009 pour le premier et 2012 pour le second. (C’est bien essentiellement l’Arsenal 4976 qui forme la base de sa traduction, complété pour quelques lacunes par le BnF 12597 qui en est proche, et quelques autres manuscrits)
C’est une chose de braquer un projecteur sur des manuscrits, mais veut-on nous faire croire qu’un manuscrit auquel j’ai immédiatement pensé et que j’ai plusieurs fois consulté depuis le fauteuil de mon bureau était absolument inaccessible sans les travaux d’Arioli ? Que Michel Pastoureau est un chercheur méconnu et que ses travaux sur les armoriaux des chevaliers de la Table Ronde sont oubliés ? Ce dernier étudie évidemment ce manuscrit (sigle BA dans ses travaux), une courte recherche vous le montrera mentionné par Trachsler en 1996, par exemple.
Même chose pour la publication de la traduction d’Alexandre : Pour Le Point (du 11 décembre 2024), Arioli s’est carrément « fait une spécialité de dénicher au fond des archives les manuscrits oubliés de la littérature chevaleresque ». Après l’histoire de Ségurant, voilà celle d’Alixandre, « reconstituée à partir de fragments et traduite en français ». Le Figaro, toujours sûr de lui, nous dit qu’après avoir « retrouvé » Ségurant l’an passé, Arioli propose pour la première fois en français modernes les aventures d’Alixandre, « Longtemps soustrait à l’admiration des adeptes de la quête du Graal ». Pour Le Journal du Dimanche (du 17 novembre 2024), « Le jeune prodige franco-italien des lettres médiévales a encore frappé ». Politique Magazine renchérit : « À lire ce roman disparu, on retrouve le même plaisir qu’avec Ségurant : le cycle de la Table Ronde s’augmente de scènes étonnantes » (édition du 1er novembre 2024).
Pas étonnant quand Arioli lui-même affirme face caméra qu’il s’agit d’une « légende oubliée depuis cinq siècles » qu’il a « reconstituée à partir de manuscrits du Moyen Âge ».
Le fait de résumer un tel travail éditorial à des « fragments » dispersés dans des « manuscrits » se prête à toutes les équivoques. Si le battage médiatique confus autour de la « miraculeuse découverte » de Ségurant induisait systématiquement le public en erreur et aurait pu parfois être plus direct et transparent, il y avait véritablement derrière un dossier négligé. (On remarquera que le catalogue annonçant la parution de l’armorial ne nous dit plus que Ségurant était totalement inconnu, perdu et retrouvé, mais une « figure jusqu’alors connue des seuls spécialistes du cycle arthurien »)
Toutefois, en appliquant le même traitement à Alexandre l’Orphelin, on confine au ridicule : puisqu’il a été repris par Le Morte d’Arthur de Thomas Malory, la référence arthurienne ultime en anglais, il a été discuté de longue date par les spécialistes répertoriant les sources utilisées par Malory. Même les critiques sur Babelio disent avoir déjà croisé le personnage ! (Savoir certes relatif puisque la page Arlima dessus annonce depuis longtemps qu’il s’agit en fait d’une adaptation de la légende d’Alexandre le Grand…)
En 1891, Löseth résumait déjà certains des épisodes des Prophéties de Merlin d’après le manuscrit BnF 99, dont ce qui concerne Alexandre (pp. 186-195). En 1891 aussi (la préface date d’avril, j’ignore si le livre de Löseth est paru avant), s’intéressant aux sources de Malory, Sommer avait édité les épisodes consacrés à Alexandre l’Orphelin à partir du manuscrit de la British Library 25434 (1891:297–312) — sans le Roi Marc envoyant des empoisonneurs, et Morgane partant pour Avalon. De même, la fin du manuscrit est abîmée, donc il manque les derniers épisodes, qui ne seront pas accessibles avant l’édition du manuscrit Bodmer 116. En 1925, Paton éditait les Prophéties de Merlin, du moins la partie « prophétique » en résumant les aventures, dont celles de Ségurant… et d’Alexandre l’Orphelin (I.375 sqq., 403 sqq., 413 sqq., 415 sqq., 421 sqq., puisque Löseth les résume et que Sommer en édite une part, elle précise qu’elle résume beaucoup). Cela serait complété par l’édition du manuscrit Bodmer 116, le seul à contenir tous les épisodes finaux, par Anne Berthelot en 1992, et par Nathalie Koble en 2001 (cette dernière édition est disponible en ligne).
À ce stade les aventures d’Alexandre dans leurs versions les plus anciennes, étaient bien éditées et résumées. Toujours pas traduites, mais il serait ridicule d’en faire un personnage totalement inconnu.
Les Prophéties de Merlin contiennent sept épisodes sur l’histoire d’Alexandre, neveu du Roi Marc que ce dernier cherche à tuer et qui sera convoité par Morgane puis une de ses cousines et enfin la Belle Pèlerine. Suivant Arioli :
- Jeunesse d’Alexandre, Adoubement.
- Combat contre Bréhus et Caradoc.
- Le Roi Marc envoie des empoisonneurs à ses trousses.
- Morgane apprend son existence.
- Alexandre tue Malangrin. Blessé, il est soigné par Morgane.
- Alexandre dans la prison de Belle Garde, Morgane part pour Avalon.
- Alexandre et la Belle Pèlerine.
Cependant plusieurs compilations et la version IV du Tristan en Prose n’en contiennent que quatre, omettant le combat contre Bréhus et Caradoc (II), le roi Marc et les empoisonneurs (III) et celui où Morgane part pour Avalon tandis qu’Alexandre reste en prison (VI). Ce dernier épisode, avec les duels des enchanteresses, s’insère parfaitement dans la trame des Prophéties de Merlin, mais se pose justement la question : est-ce que l’histoire contenait bien à l’origine ces sept épisodes, ou bien n’y avait-il que les quatre des compilations, et les Prophéties de Merlin ont brodé les trois épisodes supplémentaires, qui sont très dérivatifs ?

En 1951, Cedric Pickford avait justement édité les quatre épisodes du manuscrit de New York (Morgan M41) dans Alexandre l’Orphelin, a prose tale of the fifteenth century, mais il y résumait les trois épisodes propres aux Prophéties de Merlin d’après les manuscrits et l’édition Vérard (1951:62-3, 67-8, 70).
Mais, nouveauté, Arioli traduit aussi la continuation des aventures d’Alexandre, datant du XVe siècle et qui, elle, n’avait jamais été éditée, ainsi que les (très brèves) introductions et conclusions que le compilateur du BnF 362 et Thomas Malory avaient placé en ouverture et en fermeture des exploits de l’Orphelin dans leurs compilations.
Arioli ne publie pas ici une édition ou une étude savante, mais une traduction, plus ou moins grand public. Malgré cela, à cause de ces nombreuses études et éditions, il ne peut pas si facilement laisser entendre qu’Alexandre était totalement inconnu et doit récapituler plus clairement ses prédecesseurs dans son introduction. L’édition incomplète des sept épisodes d’Alixandre dans les Prophéties de Merlin par Sommer est décrite par la bande :
« Oskar Sommer a été le premier à indiquer quelques manuscrits français qui contenaient des bribes de ce récit et à en transcrire des extraits. » (p. 144)
Rappelons que Sommer traduit cinq des sept épisodes qui constituent d’après Arioli la plus ancienne version de la légende, plutôt qu’une édition substantielle de cette portion des Prophéties de Merlin, les voilà réduits à des bribes perdues dans d’étranges manuscrits qu’on ne décrit pas, de courts extraits.
De même pour l’édition des quatres épisodes qu’on trouve dans les compilations et le Tristan :
En 1951, Cedric Edward Pickford publia une édition en ancien français ne contenant que quatre épisodes, une très petite partie de l’ensemble : ils sont transcrits à partir d’un manuscrit très incomplet de la Morgan Library à New York. (p. 144)
À nouveau ce qui est décrit comme une très petite partie contient tout de même la majorité des sept épisodes des Prophéties de Merlin — les trois épisodes restants étant potentiellement considérés comme un rajout des Prophéties de Merlin.
À bon droit, Arioli insiste forcément sur la nouveauté qu’il y a à traduire la continuation du XVe siècle (« totalement inédite ») et ces textes de raccords. Qui plus est, aucun des épisodes édités n’avait été traduit en français moderne « ou en toute autre langue ».
« Il n’existe aucune édition intégrale des aventures d’Alexandre l’Orphelin, mais des transcriptions partielles en ancien français. » (p. 144)
Mais il n’y a rien de partiel, en soi, à éditer un texte des années 1270 sans la continuation peu intéressante qui lui a été rajoutée plus d’un siècle après, ce n’est partiel que par rapport à la traduction d’Arioli qui réunit ces textes.
Par ailleurs, au risque de décevoir le lecteur qui croirait qu’Arioli a exhumé cette continuation par ses seuls efforts, il nous faut rappeler qu’elle était loin d’être parfaitement inconnue puisque Pickford la résumait déjà en 1951 d’après les manuscrits Chantilly 646, BnF 99 et BnF 112 (1951:70-71). De même, il éditait aussi les brefs prologues et épilogues que Gonnot ajoutait à sa compilation dans le BnF 362 (1951:88-90). Arioli prend un soin extrême à ne pas mentionner ce dernier point, qu’il écrivait pourtant noir sur blanc dans son étude de 2019 :
« Cedric Edward Pickford a édité quatre épisodes [d’Alexandre l’Orphelin] et le début et la fin proposés par le ms. BnF fr. 362-363 »
Arioli, Ségurant ou le Chevalier au Dragon (XIIIe-XVe siècles) : Étude d’un roman arthurien retrouvé, 2019, p. 202n15
Arioli semble avoir ici résisté à sa tendance à copier-coller ses propres travaux, et fait particulièrement attention à couper la fin de cette phrase qui ternirait peut-être l’apparence de nouveauté de sa traduction. Certes, Arioli traduit une page de texte supplémentaire par rapport à Pickford (2024:133) mais, à attirer l’attention sur le peu de texte que cela représente, on diminue le clinquant que l’inédit promettait… Restent deux pages de Malory, la somme arthurienne de référence en anglais.
À la page 156, il doit lister ces « transcriptions partielles » dont la liste ne mentionne pas davantage que Pickford édite le début et la fin de la version BnF 362, et exclut l’édition de Sommer de cette liste, ses fameuses bribes et extraits qui pourtant étaient encore décrits comme une édition dans son étude de 2019. (Arioli 2019:202n15). Mais celle-ci est l’occasion d’admettre, au moins, que Lucy Allen Paton incluait des « résumés des épisodes insérés dans les Prophéties de Merlin », là où ses travaux les plus récents sur Ségurant évitaient systématiquement de faire allusion à ces résumés, qui auraient révélé que toutes les versions les plus anciennes de Ségurant — que, dit-on, il aurait découvertes — étaient déjà discutées soigneusement en 1926. Vous remarquerez que le terme insérés prolonge l’ambiguïté, postulant une existence séparée des aventures d’Alexandre hors des Prophéties de Merlin, là où avant il affirmait simplement qu’on ne pouvait pas l’exclure. Idem pour la liste de romans arthuriens qui conclut son armorial des Chevaliers de la Table Ronde, et traite Alexandre l’Orphelin comme un roman séparé. On commence à avoir l’habitude de lire avec prudence. (À sa décharge, vous aurez remarqué qu’au sein des études arthuriennes il est très courant de traiter d’Alexandre l’Orphelin comme d’une matière séparée.)
Lorsqu’il s’agissait de Ségurant, Arioli ne pouvait s’empêcher d’énumérer tous les fragments qu’il avait trouvés, malgré leur importance toute relative pour son édition. Ici, il insiste sur l’ancien fragment de Modène, qui porte sur le deuxième épisode d’Alexandre, date de la fin du XIIIe siècle et atteste donc l’ancienneté du texte des Prophéties de Merlin. Par contre, sa liste de manuscrits (pp. 159-162) semble avoir oublié que les fragments de Dijon des Prophéties de Merlin, ne couvraient pas seulement le combat contre Caradoc (ép. II), le folio 10 parle aussi d’Alexandre à Belle Garde et du départ de Morgane pour Avalon. Dans les fragments édités par Vermette en 1981, vous remarquerez que le texte des lignes 174-231 (Vermette 1981:288-9) correspond à la traduction d’Arioli aux pages 67 à 72, mais la liste des manuscrits pour ce passage donne seulement Bodmer 116 et BL Add. 25434. Une omission qui ici à l’air involontaire.
(Arioli parle actuellement d’un projet de base de données en ligne répertoriant les fragments de textes arthuriens, ce qui permettrait peut-être d’éviter ce genre d’oublis.)
Quelques notes finales sur Les Chevaliers de la Table Ronde. Le lecteur que je suis croit relever quelques manquements et occasions manquées :
- p. 22n11 : On nous dit que Perceval s’assoit sur le Siège Périlleux dans le Merlin en prose, mais il s’agit évidemment du Perceval en Prose, qui fait partie du même cycle mais préservé dans seulement deux manuscrits (Modène et Paris) qui contiennent le trilogie Joseph-Merlin-Perceval en prose, contrairement à la grande fortune que le Merlin connaîtra doté de suites dans d’autres cycles (la Suite-Vulgate du Merlin dans le Lancelot-Graal et la Suite du Merlin dans la Post-Vulgate). Le texte de cette scène est traduit par Emmanuèle Baumgartner dans l’anthologie La Légende Arthurienne, 1989, pp. 359-360. Lorsqu’il décrit cette trilogie, Arioli affirme qu’ils adaptent des poèmes de Robert de Boron (p. 205), dont il nous reste le Joseph entièrement en vers, et un fragment du Merlin en vers. Cependant, Corinne Füg-Pierreville avançait dans son édition de 2014 des arguments pour conclure que le fragment en vers avait été rédigé d’après le Merlin en prose et ne serait donc pas plus vieux. Qui plus est, le Perceval en prose étant surtout une adaptation du Conte du Graal, de sa Deuxième continuation et de la conclusion du cycle arthurien dans Wace (avec quelques très rares passages originaux), on peut douter qu’il y ait jamais eu un poème de Boron sur Perceval. (Voir RQRF 9 : de Joseph d’Arimathie au Perceval en Prose)
- p. 47n2 : Le commentaire du « livre du Bret » pourrait être approfondi mais semble approprié pour un livre introductif.
- p. 59 : Sur Caradoc Briefbras ç’aurait été l’occasion de mentionner la Première Continuation du Conte du Graal, qui se rapporte peut-être à son nom.
- p. 65 : Pas de commentaire sur le roi Ydier qui « rendit d’immenses services au roi Arthur », pourtant doté d’un roman séparé, et représenté sur l’archivolte de la cathédrale de Modène, apparemment en train de sauver le Roi Arthur d’une embuscade, donc une des plus anciennes traces de la matière de Bretagne sur le continent, et un des personnages à la plus longue histoire suivie dans cette matière. (Voir RQRF 29 sur le Roman du Roi Yder)
- p. 70 : On ne mentionne pas que ce chevalier aux deux épées vient de la Suite du Merlin Post-Vulgate.
- p. 110 : Sa notice dit d’Erec qu’il aurait accompli davantage d’exploits « s’il n’avait pas été tué de la main de messire Gauvain ». Ce passage intriguera forcément le lecteur puisque la notice de Gauvain (pp. 81-2) est aussi très positive et n’évoque pas le moins du monde qu’il serait capable de s’abaisser à tuer un autre chevalier de la Table Ronde. Mais la note qui le suit parle seulement des armoiries d’Erec et n’explique pas du tout que ce meurtre fait partie du portrait très négatif de Gauvain dans la version Post-Vulgate de la Quête du Graal, qui développe des données du cycle Vulgate : dans la Queste del Saint Graal, Gauvain affirme avoir tué plus de dix chevaliers à Hector et au début de la Mort le Roi Artu, on dénombre 32 chevaliers qui ne sont pas rentrés de la Quête du Graal, suite à quoi Gauvain avoue en avoir tué 18. (Voir RQRF 16 sur la Queste, RQRF 17 sur la Mort Artu et RQRF 28 sur la Queste-Mort Post-Vulgate) Le placement des notes est parfois un peu hasardeux, probablement à cause de la mise en page complexe sur deux colonnes, avec les illustrations de blasons, mais il est peut-être possible qu’une note était prévue et a été télescopée.
- p. 145 : Le Fée des Dames vivait sur la Roche avec douze fées, d’où son nom, on mentionne le lien probable au motif de la Roche-Aux-Fées, sans discuter le lien avec l’appellation d’« esplumoir Merlin », dans Méraugis de Portlesguez et dans le Perceval en prose, ce qui aurait été l’occasion. (Voir RQRF 26 sur Méraugis de Portlesguez)
Ce manuscrit fournit surtout un aperçu de la matière de Bretagne tardive, au moment de son crépuscule. À ce stade la confusion commence à régner : Gorvain Cadruz est scindé en deux personnages, Gornain le Franc et Cadrus le Fort. Le Beau Couard jouxte toujours son pendant, le Laid Hardi, mais la symétrie est brisée car il est ici devenu le Beau Courant. Signe de la matière de Bretagne tardive, Guiron est le deuxième chevalier du recueil, après seulement le roi Arthur lui-même, le troisième est Ségurant, le quatrième Calinant, le fils cruel de Guiron, le cinquième Méliadus, etc. (il commence ainsi par les chevaliers de l’ancienne génération, qui ne participeront pas à la Quête du Graal). Les arbres généalogiques de la fin (des familles d’Arthur, Tristan, …) font d’ailleurs regretter qu’on n’ait pas aussi celui des Bruns et de Guiron, leur généalogie variant d’un manuscrit à l’autre (ce qui explique probablement son absence).
En introduction on trouvera les articles d’un code de conduite des chevaliers en introduction, aux airs de loi scoute, et, en conclusion, la description des tournois de l’époque, qui encadrent le livre de façon intéressante.
La communication autour nous présente ce catalogue comme une porte d’entrée privilégiée dans le monde arthurien. Vraiment ? 170 notices qui nomment un chevalier, nous donnent la couleur de ses cheveux, de ses yeux, de sa peau, nous décrivent ses bras et jambes, quelques adjectifs encadrant son caractère, à la rigueur si vous avez de la chance on vous donnera le genre d’exploits dans lesquels il s’est illustré ou sa mort, et on enchaîne sur la notice suivante. Passés les personnages connus, la description des chevaliers semble générée automatiquement d’après cette combinatoire, quand des données issues des romans ne s’y glissent pas. C’est vite répétitif et j’étais assez loin d’être emporté par le sentiment de merveilleux.
Le marketing se sent obligé d’insister sur le caractère à la fois exceptionnel, inédit et enchanteur de cette littérature. Ce catalogue serait le seul à pouvoir nous renseigner sur le physique des chevaliers car « les personnages ne sont presque jamais décrits dans les romans de la Table Ronde » (p. 27, tout est relatif) ce qui en ferait non seulement la « seule vraie encyclopédie médiévale du roi Arthur ». (p. 40) mais un « livre pour rêver » (p. 26), où le lecteur pourrait laisser libre court à son imagination. Indépendamment du caractère très peu enchanteur du livre, cette rhétorique incontournable est très vite contre-productive. Les critiques de Ségurant se partageaient entre ceux qui répétaient les affirmations du documentaire avec enthousiasme (l’histoire de la « découverte » devenait plus importante que son contenu), et ceux qui se révélaient déçus par le caractère répétitif et peu enrichissant des textes médiévaux pour un lecteur moderne et peu habitué. Nous avons besoin de réenchanter le monde, donc achetez mes livres — il faut que les livres soient un minimum enchanteur pour que ça marche.
À vrai dire, c’est ici que je dois saluer Arioli. Les éditeurs ont choisi de publier du roman arthurien au mètre, réécrivant les grands cycles. Mais comme les récentes séries télévisées arthuriennes qui absorbent diverses tendances comme des éponges pour faire du sous-Game of Thrones mâtiné d’Antiquité tardive et de néo-celtisme, en récapitulant des conflits dynastiques peu convaincants parce qu’ils pensent ça nécessaire pour atteindre quelque grandeur dignifiante, le complétisme des grandes fresques arthuriennes échoue parfois à mettre en scène ce qui, pour moi, est la grande force du roman de chevalerie. À mon avis, et j’insiste sur le caractère personnel de cette opinion, ce genre littéraire est fait pour nous montrer l’aventure d’un chevalier : évènement étrange, objet mystérieux, vengeance familiale peu claire et le voilà en piste. Le narrateur peut enchaîner les épreuves et les enchantements intéressants ou merveilleux et lâcher les manuels d’écriture ou le réflexe du chroniqueur qui voudrait lister tous les chevaliers ou raconter toute l’histoire du règne arthurien.
Même s’il sera difficile de détrôner le Conte du Graal, à ce titre, ni Ségurant, ni Alexandre l’Orphelin, ne sont les pires traductions arthuriennes qu’on puisse lire pour découvrir cette matière. Avec elles, Arioli est bien seul à publier de nouvelles traductions de romans arthuriens alors que les textes qui attendent ne manquent pas, et il aide à diffuser cette riche matière à un plus grand public. Du côté d’Alexandre l’Orphelin, j’ai toujours particulièrement aimé la cousine de Morgane qui va jusqu’à enfiler une armure pour le sortir de sa transe sur le champ de bataille, et qui après avoir convolé avec lui, le cède gracieusement à la Belle Pèlerine. On a envie de lui décerner la médaille de meilleur personnage féminin dans ce roman arthurien, quand bien même elle n’a même pas de nom. De semblable façon, voici encore pour Arioli une médaille d’or arthurienne, même si c’est bien par défaut qu’il la remporte.