Une autre Suite du Merlin ? Texte et traduction d’un fragment arthurien unique (Paris, Arch. Nat. AB XIX 1734)

Lays Farra

Image : détail du folio d’un autre manuscrit (mais qui partage certains traits), le BnF fr. 344, fol. 184r.

Un document qui a attiré ma curiosité depuis que j’avais lu l’article de Field, et que j’ai cru un temps introuvable. Étant finalement tombé sur une transcription, je me suis dit que ça pouvait valoir la peine de le mettre à disposition ici et le traduire, avec mes compétences très relatives. Prenez donc le texte et surtout la traduction avec beaucoup de prudence, et signalez toutes erreurs en commentaires ou à l’adresse : contact@sursus.ch

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(Aussi sur archive.org)

Description du document (d’après la notice de l’IRHT)

Document : Paris, Archives Nationales, AB XIX 1734, dossier Moselle. (d’autres fragments de parchemin rangés dans le même dossier Moselle, e.g. de Hervis de Mes [Herbin 1992:xxv], du Lancelot en prose, un traité sur l’eucharistieconte de la vie des Pères…)
D’après la notice de l’IRHT : Bifeuillet de 33x25cm (zone du texte 24×16,5cm). Deux colonnes de 40 lignes. Probablement écrit entre 1260 et 1340 environ — en région wallonne ? « Petites initiales bleues ou rouges, avec filigrane rouge ou bleu. » Servait auparavant de couverture de dossier du notaire Maître Quient. « 25. registre commencé le 12 febvrier 1684 et finy le 22 aoust au dit an. Me Quien 25 »

Note sur la cote : dans le court article qu’il lui consacre, P. J. C. Field (1991) lui attribue la cote erronée AB XIX 1434 à deux reprises (au lieu de 1734), ce qui nous avait conduit à croire avec perplexité que le fragment aurait été transféré aux archives départementales du Gard. Il n’en est en fait rien et il se trouve toujours aux Archives Nationales, mais en très mauvais état et donc consultable seulement sur demande exceptionnelle. L’IRHT doit cependant en avoir un microfilm et/ou des photographies. (cf. https://arca.irht.cnrs.fr/ark:/63955/md62f7626w26, déjà mentionné par Brian Woledge, Bibliographie des romans et nouvelles en prose française, supplément 1954-1973, 1975, p. 52)

Field avait travaillé à partir de photocopies fournies par les Archives Nationales, étant d’ailleurs surpris qu’ils acceptent de photocopier un manuscrit unique… (Communication personnelle, 3 avril 2025. L’histoire ne dit pas si cette désinvolture a contribué à son mauvais état ou si les photocopies, dont Field ne dispose plus, n’étaient pas faites directement mais à partir d’un microfilm ou de photographies.)

Nature du texte

Woledge (1975:52) en faisait un fragment du Merlin. La notice de l’IRHT, datant des années 1950 et peut-être rédigée par Edith Brayer (17 février 1955 ?), y voit plutôt un fragment de la Suite-Vulgate du Merlin. C’est ainsi qu’il est classé par Trachsler en 1996 (Clôtures du cycle arthurien, 1996:559). Son passage en revue des manuscrits en 2001 (Trachsler, « Pour une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin », Vox romanica 60 (2001), p. 128-148) ne s’occupe pas des fragments courts (2001:145), de même pour le livre plus récent de Nathalie Koble, Les Suites du Merlin, des romans de lecteurs (2020) qui ne répertorie pas les fragments dans sa liste de manuscrits (2020:503n1) et sauf erreur ne le discute pas par ailleurs.

Pour P. J. C. Field (1991) effectivement, les noms des personnages qui s’y trouvent rapprochent le fragment, soit de la Suite-Vulgate, soit du Livre d’Artus, texte inséré à la suite d’une bonne partie de la Suite-Vulgate dans le seul manuscrit BnF fr. 337, dont la fin est abîmée et dont on peut supposer que le début a été amputé pour l’insérer dedans. Cependant, les évènements diffèrent trop de la façon dont la Suite-Vulgate les raconte, et peuvent encore moins venir de l’autre Suite du Merlin, dite « Post-Vulgate ». Sans pouvoir exclure qu’il s’agisse d’une autre Suite originale, il concluait que cela devait être un extrait du Livre d’Artus qui n’avait pas été préservé par le ms. BnF 337, dans le début ou (plus probablement) la fin qui manqueraient. Voir son article : P. J. C. Field, « A new episode from the Livre d’Artus », The Bibliographical Bulletin of the International Arthurian Society 43 (1991), p. 253-256.

Toutefois, un grand nombre de traits, comme la présence de Guinebaut, nous semblent effectivement le rapprocher de la Suite-Vulgate elle-même et le déroulement des évènements semble mal cadrer avec ce qui nous reste du Livre d’Artus (voir ci-dessous et notes du texte)… S’agit-il donc d’une quatrième Suite du Merlin à part entière ? Ou plutôt d’une variante d’un de ces deux textes, avec lesquels il semble partager des traits tour à tour ?

Schéma : œuvres composant les différents cycles arthuriens en prose de la première moitié du XIIIe (manque le Tristan en prose, Guiron le Courtois…)

Puisque la Suite-Vulgate est « […] pour la plus grande partie faite de descriptions interminables de guerre entre Arthur et ses barons rebelles, ou entre Arthur et les Saxons ou entre les barons rebelles et les Saxons » (Bruce, The Evolution of Arthurian Romance1958[1923]:I.395, trad. pers.), le fait que, dans l’intervalle d’un seul feuillet, le roi saxon Hagodabran soit vaincu et les barons réconciliés (donc tous les conflits résolus) pourrait laisser penser à une version plutôt abrégée. En effet, plutôt que le Livre d’Artus, il nous semble que le texte le plus proche du fragment est la fin remaniée et très abrégée de la Suite-Vulgate telle qu’elle est expédiée par le manuscrit BnF fr. 344 pour la raccorder au début du Lancelot propre. Cette version particulière a été analysée par Nathalie Koble (2020:209-219) et avant elle par Irène Fabry-Tehranchy dans son article « Arthur et ses barons rebelles. La fin remaniée et abrégée de la Suite Vulgate du Merlin dans le manuscrit du cycle du Graal (Paris, BnF, fr. 344, ca 1295) », Médiévales 67 (2014), p. 121-142. Nathalie Koble l’a aussi éditée (2020:251-529).

En l’espace de quelques feuillets (fol. 182-184), le manuscrit BnF fr. 344 saute les aventures de la fin de la Suite-Vulgate, celles qui poursuivent l’intrigue principale (suite de l’ambassade de Loth auprès des barons) tout comme celles qui délaissent cette longue suite de batailles pour devenir plus romanesques (conception d’Hector des Mares, chat du Lac de Lausanne, scènes de Merlin et Viviane…), pour très rapidement poser les pions qui permettent de passer immédiatement au début du Lancelot propre : Saxons vaincus, barons réconciliés avec Arthur, les rois Ban et Bohort attaqués chez eux en Gaule.

Ainsi, dans la Suite-Vulgate comme le Livre d’Artus, le roi saxon Hargodabran (dont le nom… abracadabrant subit quelques variantes) parvenait à s’enfuir, justement pour anticiper le Lancelot propre, où Hargodabran se suicide, vaincu, après avoir eu la jambe tranchée par Lancelot. (Livre du Graal II.908) Il ne peut donc pas mourir avant, ces prequels doivent préserver la continuité du cycle. Cependant, dans cette fin remaniée comme dans le fragment AB XIX 1734, Hargodabran est tué d’un coup d’épée à la tête sur le champ de bataille : dans le BnF 344 par Arthur lui-même (Clarion est tué par Gauvain), tandis que dans le fragment c’est un coup d’Yder qui l’achève. Nos remanieurs étaient peut-être saisis d’un tel empressement de passer à la suite qu’ils ont oublié qu’il ne devait mourir que plus tard… Ce genre d’incohérence est toutefois très habituelle dans les cycles arthuriens du genre.

Fin d’HagodabranRéconciliation des barons
Suite-Vulgate du Merlin (Lancelot-Graal)Après avoir échoué à prendre Clarence, il s’enfuit pour la Saxonie. (Livre du Graal I.1511) Dans le Lancelot propre, autre partie du Lancelot-Graal, il se suicide, vaincu, après que Lancelot lui ait tranché la jambe. (Livre du Graal II.908)Gauvain et Lot se retrouvent sur le champ de bataille, Gauvain exige de son père qu’il se soumette à Arthur, ce qu’il accepte. (Livre du Graal I.1310) Il aide ensuite à convaincre les autres barons, qui finalement prêtent serment devant Clarence. (I.1504-5)
Suite du Merlin Post-Vulgate(Pas dans le texte)Lot tué lors de la rébellion, Gauvain a onze ans à son enterrement. (éd. Roussineau §159.9)
Livre d’Artus (ms. BnF fr. 337)Il s’enfuit de Clarence, blessé et pourchassé par Gauvain et Eliézer, mais qui abandonnent ensuite la poursuite. (éd. Sommer 33-4) Il ne réapparaît pas dans la suite du manuscrit.Vaincu en duel par son fils Yvain lors d’une seconde attaque de Clarence, Urien, le meneur des rebelles, accepte d’être le vassal d’Arthur. (éd. Sommer 78-83)
Variante de la Suite-Vulgate dans le BnF 344 (fol. 182-4)Hargodabran tué par Arthur sur le champ de bataille d’un coup d’épée à la tête. Et Clarion par Gauvain ensuite. (fol. 183v)Barons se réconcilient après un conseil où ils sont persuadés par Gauvain et Lot. (fol. 184r)
Fragment AB XIX 1734Tué par Yder d’un coup d’épée à la tête sur le champ de bataille alors qu’il allait frapper Gorvain Cadruz. (fol. 1ra)Loth est en vie. Urien conclut la paix sur l’insistance de Gauvain, venu en ambassadeur, les autres barons l’imitent. (fol. 1va-vb)

Tableau 1 : correspondance des différentes suites du Merlin et du fragment

À cette similarité dans la mort d’Hargodabran, malgré un tueur différent, s’ajoute pour le BnF fr. 344 une réconciliation très rapide et sans résistance des barons après une simple réunion persuasive avec Loth et Gauvain — dans le fragment qui nous occupe c’est Gauvain qui vient en ambassadeur chez les barons, où son père Loth se trouve aussi. Dans les autres Suites, les réconciliations demandent bien plus d’efforts et de longueurs. Dans la Suite-Vulgate Gauvain doit d’abord rencontrer son père Loth sur le champ de bataille pour exiger qu’il rallie Arthur, il aidera ensuite à convaincre les autres barons, ce qui prendra quelques centaines de pages dans l’édition du Livre du Graal, à la Pléiade. Côté Livre d’Artus, le meneur est plutôt Urien, et c’est son fils Yvain qui doit le vaincre en duel pour qu’il se soumette. Urien est aussi chef des barons rebelles dans le fragment, ferait-il donc bien partie de la fin perdue du Livre d’Artus, comme le pensait Field ? Si ces Suites n’hésitent pas vraiment à enchaîner les aventures répétitives, ça ne semble pas cadrer avec le ton de sa fin d’imaginer que dans la partie manquante du manuscrit les barons se seraient rebellés à nouveau pour se réconcilier à nouveau presque instantanément.

Enfin, le 344 nous montre les rois Ban et Bohort rappelés chez eux car le roi Claudas (leur ennemi dans le Lancelot propre) assiège leurs femmes — aucune urgence du genre dans ce qui nous reste du fragment, mais on leur transmet des salutations pour leurs femmes, ils rentrent chez eux en bateau et se trouvent en mer. Autrement dit, avec de petites différences, mais une rapidité similaire (dans l’intervalle de quelques folios) les deux semblent tenter le même geste littéraire : enjamber la fin de la Suite-Vulgate en s’assurant que les mêmes éléments atteignent leur état final le plus vite possible.

Éléments d’ailleurs réunis visuellement dans l’enluminure qui conclut ce speedrun de la Suite-Vulgate : les barons se soumettant à Arthur, Ban et Bohort en mer (au bas du folio 184r que vous pouvez admirer sur Gallicadans l’article de Fabry-Tehranchy ou Koble 2020:210).

Paulin Paris regrettait qu’« au lieu de suivre le roi Loth dans son intéressant voyage », le copiste du Livre d’Artus « nous retien[ne] devant Clarence et nous raconte avec une prolixité désespérante tous les détails de la victoire remportée sur les Saisnes. » (1868:II.393) et c’est précisément à cet endroit « peu après le passage où se greffe le Livre d’Artus dans le manuscrit BnF, fr. 337 » (Fabry-Tehranchy 2014:123), que le 344 saute du train en marche. En 2020, Nathalie Koble remarquait donc que la bataille de Clarence était un grand point de bascule des variantes de la Suite-Vulgate. Au sein de la Suite-Vulgate, elle distingue d’ailleurs la Suite première, qui se trouve avant Clarence environ, et la Suite seconde, après — le Livre d’Artus devenant, dans sa terminologie, une Suite alternative, qui tente en effet de donner des versions alternatives des épisodes racontés dans la Suite-Vulgate (Koble 2020:387) mais quand on lit ses versions résumées qui vont à l’essentiel, le lecteur en vient parfois à se demander si ce n’est pas la Suite-Vulgate qui a rajouté nombre d’aventures avant et après l’ambassade de Loth… (Koble 2020:215)

Tableau 2 : la bataille de Clarence comme moyeu des variantes de la Suite-Vulgate

Se pourrait-il que ces deux moitiés aient en fait été transmises séparément, que la Suite seconde ait été rédigée après, ce qui expliquerait ce point de rupture partagé par le Livre d’Artus et le BnF 344 ? « Seule une étude de détail de la tradition manuscrite permettrait de trancher » (Koble 2020:326-7) ces questions délicates.

Ceci ne fait qu’effleurer la surface. On pourrait probablement examiner avec davantage d’attention le rôle des personnages et des lieux d’une version par rapport à l’autre. Et on lira avec profit les riches analyses de Koble dans Les Suites du Merlin, des romans de lecteurs (2020) pour mieux commencer à situer les rapports complexes des ces différentes suites du Merlin en prose, qui semblent prendre un certain plaisir à faire varier les mêmes séries d’évènements, ou ici à les abréger. Il y a probablement davantage à dire, et plus intelligemment, sur cette autre « petite soeur cachée » de la Suite-Vulgate, pour reprendre l’expression de Koble (2020:212) sur la version du BnF 344.

Oeuvres citées

Éditions de textes médiévaux

Études et autres

Georges Douglas Bruce, The Evolution of Arthurian Romance, 1958[1923]:I.395.

Irène Fabry-Tehranchy, « Arthur et ses barons rebelles. La fin remaniée et abrégée de la Suite Vulgate du Merlin dans le manuscrit du cycle du Graal (Paris, BnF, fr. 344, ca 1295) », Médiévales 67 (2014), p. 121-142.

Peter J. C. Field, « A new episode from the Livre d’Artus », The Bibliographical Bulletin of the International Arthurian Society 43 (1991), p. 253-256.

Frappier, Étude sur la Mort le roi Artu, 1972 [1936].

Jean-Charles Herbin Hervis de Mes: chanson de geste anonyme (début du XIIIème siècle), Droz, 1992:xxv.

Gédéon Huet, « Le château tournant dans la suite du Merlin », Romania (1911).

IRHT

Nathalie Koble, Les Suites du Merlin, des romans de lecteursChampion, 2020.

Paulin Paris, Les Romans de la Table ronde, mis en nouveau langage1868.

Richard Trachsler,

  • « Brehus sans pitié : portrait-robot du criminel arthurien », dans La violence dans le monde médiéval, Presses universitaires de Provence, 1994, https://doi.org/10.4000/books.pup.3180 .
  • Clôtures du cycle arthurien, Droz, 1996.
  • « Pour une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin », Vox romanica 60 (2001), p. 128-148.

Brian Woledge, Bibliographie des romans et nouvelles en prose française, supplément 1954-1973, Droz, 1975.

Texte et traduction

Avertissement : ceci est un premier jet et n’étant pas spécialiste, nous ne garantissons pas l’état du texte ou de la traduction, qui peut très probablement être amélioré à partir de ce premier jet, et où plusieurs passages nous semblent poser problème. Veuillez signaler  les erreurs et suggestions à contact@sursus.ch ou en commentaire.

Texte d’après la transcription complète dans la notice de l’IHRT des années 50 : https://ideal.irht.cnrs.fr/document/820055 (erreurs possibles dans la transcription et notre retranscription de celle-ci)

La notice ne numérote pas les folios et les présente en ligne dans l’ordre inverse au nôtre, mais Field (1991:254) qui travaillait d’après photocopies, affirme que le deuxième folio sur le tournoi suit la réconciliation des barons après un intervalle manquant d’une durée indéterminée. Un examen plus précis le contredirait peut-être. En attendant une telle information nous suivons sa description pour l’ordre des folios, même si le contenu fonctionnerait peut-être mieux dans l’ordre inverse : la fin du tournoi annonce les préparatifs de batailles des barons à Salesbières et une future bataille contre les Saxons (Par les barons ? Avec Arthur ? Par Arthur séparément ?), tandis que l’autre folio raconte la mort du chef des Saxons sur le champ de bataille et la réconciliation des barons avec Arthur.

Folio 1 : Réconciliation des barons avec Arthur, retour aux rois Ban et Bohort en mer

[fol. 1ra] /// mes fiert Bouniface, se Ii convoie la lance parmi le cors et il chiet et Gornains fiert Hagodabran, et il lui, si durement ke il le portent a la tiere. Et Hagodabrans saut sus et fiert Gorvain si ke il le fait ageneillier ; si ne peust durer quant Yders li fieus Nu i vint l’espee el puing, et Gorvains estoit ses oncles et Yders iert fors et arrés, si le fiert par desour le capeler se li soivre li hanepier de la teste et cil chiet ; et Gorvains saut sus et voit çou ke a fait ses cousins, se li dist « Grans mierchis, biaus niés, de ce que vous avés fait. »[fol. 1ra] […] mais il frappe Boniface et lui transperce le corps de sa lance, et il tombe. Gornain frappe Hagodabran, et celui-ci riposte si violemment qu’ils s’écroulent tous deux. Hagodabran se relève et frappe Gorvain avec une telle force qu’il l’envoie à genoux. Gorvain était à bout quand Yder, le fils de Nu, arriva l’épée à la main. Gorvain était son oncle, et Yder, fort et préparé, le frappa au-dessus du heaume, lui fendant le casque jusqu’à la cervelle. L’homme s’effondra. Gorvain se releva et, voyant ce qu’avait fait son neveu, lui dit : « Grand merci, beau neveu, pour ce que vous avez accompli. »
Quant li Saisine voient ke Senebaus est mors et Tesalus et Bounifaces et Hagodabrans si tornent en fuies vers Wendeberes pour avoir le castiel a garant, mais pis lor est ke il ne quident, car il n’orent gaires alé quant il voient devant iaus l’ensaigne Merlin et la Gavain et la Saigremor et bien .CCC. d’autres. Quand Merlins counoist les fuians si dist « Or a eus, or i parra ki preus i sera » Et il estoit avis ke ses chevaus fust noirs ke il toucast as nues. Iki fist Gavains mierveilles de soi car il abattoir chevaliers et chevaus de cols de lances et Agrevains et Galeschins faisoient autretal et par derrière les enchauce li rois ki pas nes tenoit a amis. Ce dist li contes ke la ot plus grant occasion de gent ke il onques n’euscent veu devant, si duroit li abateis de Douvre de ci a Londres et [fol. 1rb] de Cantorbile a Douvre. Si dura li arsins et la bataille .IIII. liues devant le jor et .II. liues en la nuit.Quand les Saxons voient que Sénébau est mort, tout comme Tésalus, Boniface et Hagodabran[1], ils prennent la fuite vers Wendeberes[2] pour se réfugier dans le château. Mais leur sort fut pire qu’ils ne pensaient, car ils n’avaient pas beaucoup avancé quand ils aperçurent devant eux les bannières de Merlin, de Gauvain et de Sagremor, suivies de bien trois cents autres. Quand Merlin reconnut les fuyards, il s’écria : « Maintenant, sus à eux ! On va voir maintenant qui se montrera vaillant ! » Et il semblait que son cheval noir [était si grand qu’il] touchait les nuages[3]. Ici, Gauvain se surpassa merveilleusement, abattant chevaliers et chevaux à coups de lance. Agravain et Galeschin en firent autant, tandis que le roi, qui ne les tenait pas pour amis[4], était sur leurs talons. Le conte dit qu’il y eut là une mêlée de gens comme on n’en avait jamais vue. La bataille s’étendit de Douvres à Londres [fol. 1rb] et de Cantorbéry à Douvres. Les incendies et la bataille s’étendirent sur quatre lieues avant le jour et deux lieues dans la nuit.
Cele nuit jui li rois sor la riviere de Tamise ; et au matin bien main vint Gavains et Agrevains et Galeschins, se li font present dou chastiel de Wendeberes. Et li rois dist « Grans mierchis », et puis dist a Gavain : « Biaus niés, jou le vous doins, vées ent ci mon grant. » Et Gavains le prent, si l’en fait hommage. Adont vint Merlins a Gavain se li dist : « Biaus sire, vous irés au roi vostre oncle, se li pirérés pour Dieu et pour aour ke il vous doinst un don. Et il dira quel ? Et vous li dirés ke il pardoinst son corouc a vos peres, par couvent ke vous irés a iaus et les ferés venir a mierchi et recevoir lor tieres de lui et li feront hommage. »Cette nuit-là, le roi campa vers la rivière Tamise. Le lendemain, au petit matin, Gauvain, Agravain et Galeschin viennent lui offrir le château de Wendeberes. Et le roi dit : « Grand merci », puis s’adressa à Gauvain : « Beau neveu, je vous le donne. Voici mon anneau en gage. » Gauvain le prend et lui rend hommage. Alors, Merlin s’approcha de Gauvain et lui dit : « Beau sire, allez trouver le roi votre oncle et priez-le, pour Dieu et pour l’honneur, de vous accorder un don. Il demandera lequel, et vous lui direz : qu’il pardonne la colère de vos pères, à condition que vous irez vers eux, les ramènerez se mettre à sa merci, et qu’ils recevront leurs terres de sa main en lui rendant hommage. »
Lors vint Gavains au roi, se li dist tout issi com Mierlis li ot dit. Et li rois li dist : « Biaus niés, jou n’i sai point de corouc de par moi. Bien i fust il lor pardoins jou pour l’amour de vous.— Grans mierchis biaus dols sire. »
Lors dist li rois ke il s’en ira a Salebruge et la poront venir a lu. Adont muet Gavains et si cousin et li chevalier de la Table Ronde por aler parler as barons.
Gauvain se rendit auprès du roi et répéta les paroles de Merlin. Le roi répondit : « Beau neveu, je n’ai nulle colère en moi. Je leur pardonne volontiers par amour pour vous.— Grand merci, beau doux sire. »Le roi déclara alors qu’il se rendrait à Salebruge, où les barons pourraient venir à lui. Gauvain, ses cousins et les chevaliers de la Table Ronde partent alors pour aller parler avec les barons.
Si se taist li contes de Gavain et del roi, si commence a parler des barons ki sont es plains de Salebieres. S’ont oi dire ke li rois Artus avoir desconfis les Saisnes et [fol. 1va] s’avoit pris Wendeberes, si avoient, ce dist li contes, grant paor del roi Artu ke il ne lor tolsist lor tiers. Si s’en est venus li rois Uriiens, autre le roi Lot. Por çou ke il estoit bleciés si fist mander tous les barons, si lor dist : « Or porés veoir, çou ke je vous ai tant dit ; or soumes mal balli, car cis rois n’aura ja pitié de nos, si aura droit, si prendons conseil u nous porons traire, car en nos tieres ne nous laira il mie rentrer. »Ici, le conte cesse de parler de Gauvain et du roi pour parler des barons rassemblés dans les plaines de Salesbières[5]. Ils avaient entendu dire que le roi Arthur avait vaincu les Saxons [fol. 1va] et pris Wendeberes. Le conte dit qu’ils craignaient désormais que le roi ne leur confisque leurs terres. Ici était venu le roi Urien, accompagné du roi Lot. Puisqu’il était blessé, il convoqua tous les barons et leur dit : « Vous voyez maintenant ce que je vous ai tant annoncé. Nous sommes en mauvaise posture, car ce roi n’aura nulle pitié de nous – et il en aurait le droit. Cherchons des conseils sur comment nous pourrons nous en tirer, car il ne nous laissera pas rentrer dans nos terres. »
Quant li rois Uriiens ot dite la parole, si garde fors dou tré, si voit venir grans gens a cheval, si crient « Trai, trai », et commencent a fuir. Quant Gavains les voit si espoentés, si tire son frain, si lor mande par un chevalier ques gens il sont. Quant li rois Neutres vit Galeschin son fil, si ot grant joie et li rois Uriiens des siens, et li rois Lot fu mout liés quant il vit Gavain et Agrevain, si lor font grant joie et quant la noise fu demoree, si parla Gavains, et dist : « Biau seignor, vous i-estes nostre pere et vous si avés follement ouvré et bien savés comment et a quel chief vous en estes venu, car vous avés le tout perdu homes et tieres si veés apertement quel pooir li rois mes oncles a partout, si vous loeroie ke vous fesissiés pais a mon dit et bien saciés ki hors s’en metera ke nous tout le deffions orendroit. Si prierons le roi ke il nous rende nos tieres, si les tenrons de lui. »Quand le roi Urien eut dit cela, il regarda hors de la tente et vit une grande troupe à cheval s’approcher. [Les hommes] crient « Trahison ! Trahison ![6] » et commencent à fuir. Gauvain, les voyant si effrayés, retint son cheval et envoya un messager annoncer qui ils étaient. Quand le roi Neutre vit Galeschin, son fils, il fut rempli de joie, de même le Urien devant les siens, et le roi Lot se réjouit fort de voir Gauvain et Agravain. Les retrouvailles furent chaleureuses et quand le tumulte s’apaisa, Gauvain prit la parole pour dire : « Beaux seigneurs, vous êtes nos pères, et vous avez agi follement. Vous savez à quoi cela vous a mené : vous avez tout perdu, hommes et terres. Voyez clairement la puissance de mon oncle qui s’étend partout. Je vous conseille de faire la paix avec lui. Sachez que quiconque refusera, nous le défierons tous sur-le-champ. Nous prierons alors le roi de nous rendre nos terres, que nous tiendrons de lui. »
Quant li rois Uriiens ot Gavain parler de la pais, si le court em[fol. 1vb]bracier se li dist : « Biaus dous niés, jou serai des vos. »Quant li baron orent veu le roi Uriien se li dient tout : « Et nous ferons autretel com vous.— Dont faites tost cueillir ces paveillons et torsers, fait Gavains, car jou voel a nuit jesir a .X. liues de chi, sachiés ke li rois s’en va a Salebruges. » Lors atornent lor oires, si montent, si ont tant erré ke il vinrent a Salebruges au quart jor, et quant li rois sot ke li raron venoient  si monté et va encotre iax .II. liues ; et lors par le conseil de Gavain descendirent li baron a piet et se metent a genous et en crois, si li requierent la mierchi. Et lors les enleva li rois et fait grant joie a tous. Lors prent le roi Uriien par la main, si ont tant chevaucié tout parlant k’il vinrent en la vile. Et lors descendirent et montent el palais et font iluec tout li baron hommage et seur ce au roi, et il les prent, puis furent boin ami tous jors mais.Quand Urien entend Gauvain parler de paix, il court l’embrasser [fol. 1vb] et dit : « Beau doux neveu, je serai des vôtres. »Quand les barons, eurent vu Urien agir ainsi, ils dirent tous : « Nous ferons comme vous.— Alors, faîtes vite démonter et enrouler les tentes [pour plier bagage], dit Gauvain, car je veux dormir cette nuit à dix lieues d’ici. Sachez que le roi se rend à Salebruges. »Ils préparèrent leurs affaires, montèrent à cheval et chevauchèrent jusqu’à Salebruges, où ils arrivèrent le quatrième jour. Quand le roi apprit que les barons venaient, il partit à leur rencontre à deux lieues de la ville. Sur le conseil de Gauvain, les barons[7] descendirent de cheval, s’agenouillent [et étendent les bras en croix ?] et demandent sa merci. Alors, le roi les releva et il témoigne une grande joie à tous. Prenant Urien par la main, il chevaucha avec eux en devisant jusqu’à arriver à la ville. Là, tous descendirent de cheval et montèrent au palais, où tous les barons prêtent hommage en assurant [leur fidélité] au roi, qui accepte leur gage, puis ils furent toujours bons amis à dater de ce jour[8].
Ce dist li contes ke quant li rois fu acordés as barons, que Mierlins prist congié al roi et s’en ala a Blaisce son maistre, se li fist trestout metre en escrit les fais et les aventures de quanke il avoient fait jusques au jor de lors et par lui les savons nous encore. Et demoura iluec Mierlins grant piece avoec Blaisse son maistre. Si se taist li contes de Mierlin et dou roi Artu et de sa compaignie et retourne as .II. rois le roi Ban et le roi Boort, ki sont en mer.Le conte dit qu’une fois que le roi se fût réconcilié avec les barons, Merlin prit congé du roi et partit pour aller chez Blaise, son maître. Il lui fit consigner par écrit toutes leurs aventures jusqu’à ce jour – et c’est par lui que nous les connaissons encore. Merlin resta longtemps avec Blaise, son maître. Ici, le conte cesse de parler de Merlin et du roi Arthur et de sa compagnie pour revenir aux deux rois, le roi Ban et le roi Bohort, qui sont en mer.

Folio 2 : Tournoi, départ des rois Ban et Bohort l’Ancien pour la petite Bretagne

[fol. 2ra] […] contre mont et il s’en passe outre et la noise lieve et il se regards arriere de la u il ert et Saigremors muet encontre Gornain Cadur ki a miervelles estoit fors et seurs et joingnent les escus as bras et les bras as costés et vierent de tel randon et de si grant force que il se portent a la tiere, les cevaus sor les cors et li hus lieve et li tornois commence d’ambes .II. pars. Si fiert Keus li senescaus, Guinart le Bloi, cousin Agrevain, sel porte a tiere et puis fiert Lodiniel, si l’abat et de cel poindre en hurte .IIII. a tiere. Apriés muet Lucans Ii Bouteilliers encontre Astor, cousin Saigremor, si l’abat; et fiert Meliant de Lis et le rabat ; et jouste a Grisalain de Val moutons et vienent si roidement kil s’entrabatent.  Et Saigremors ert ja relevés a cheval et encontre Keu le senescal et li doune tel cop ke il le fait adenter sor l’arçon de la siele deriers ; et joint a Brun de la Lande, si le rabat ; et fiert a destre et a seniestre, si desreement ke il est avis ke il ne counoise nului ; et por çou fu mis li nons de Saigremort le desréé.[fol. 2ra] […] vers le haut, et il passe outre, et le tumulte s’élève, et il se retourne et regarde l’endroit dont il était parti, et Sagremor se lance contre Gornain Cadur, qui était merveilleusement fort et assuré. Ils serrent leurs écus à leurs bras et leurs bras à leurs côtés, et se frappent d’une telle salve, avec une telle force qu’ils s’envoient tous les deux à terre, les chevaux basculant sur leurs corps. Le vacarme grandit, et le tournoi commence des deux côtés. Keu le sénéchal frappe Guinart le Blond, cousin d’Agrevain, et le jette à terre. Puis il frappe Lodiniel et l’abat, continuant sur sa lancée, abattant quatre hommes à terre d’une seule charge. Ensuite, Lucan le Bouteiller s’élance contre Astor, cousin de Sagremor, et l’abat. Il frappe ensuite Méliant de Lis et le renverse. Puis il joute contre Grislain de Valmouton, et ils entrent en collision si rudement qu’ils s’abattent l’un l’autre. Sagremor s’était déjà remis à cheval et rencontre Keu le sénéchal. Il lui donne un coup si violent qu’il lui fait mordre le pommeau de sa selle, il affronte ensuite Brun de la Lande et le renverse. Il frappe de droite et de gauche avec une telle fureur qu’il semble ne reconnaître personne. C’est pourquoi on lui conféra le nom de Sagremor le Déréglé[9].
Apriès point Yvains li aoutres et joint a Lucant et l’abat, et fiert Keu en la gorgiere et l’abat ; et joint a Antor, le pere Keu, et Antor a lui, et s’entrefierent de randon et li cheval erent fort et Antor fiert Yvain, si qu’il le fait voler a tiere les jambes desus al fuer de Hurant et prent le cheval et le baille son fil. Et dient li roi ki les esgardoient : « Veés ici un boin viellart. » Lors broche Yvains li grans pour son frere remonter et Agrevains et [fol. 2rb] Galeschins et Guerrées s’en abattant a cel poindre .IIII. Et Gavains fiert le cheval des esperons et fiert Antor et le fait tout enviereser, mais ne ciet mie, et fiert Lucan et l’abat et puis a Do et Dos a lui, si qu’il li tolt l’escut et le fait tout encliner a destre. Lors commence la noise et li hus et lors ist des rens Ulfins et Bretiaux et Guinas li blons et Flandrins li bres et Blyobleheris et Meraugis et Gornains Cadur et Bruns Sans Pitié et Guingambresil. Icist .IX. se fierent entri’aus a çou qu’il estoient dur et fort et savoient des armes ; et li autre sont tout jouene gent s’esmainent ferant par force priés de la riviere et tout fuiscent desconfi, se ne fust Saigremors et Gavains et Placides et Lohous et Agrevains et Graelens et Erec ki ert cousins Saigremor. Icist .VIII. retinrent le tournoi sor iaus.Après cela, Yvain l’Avoutre éperonne son cheval et charge Lucan, qu’il abat, puis frappe Keu à la gorge et l’abat. Puis il fond sur Antor, le père de Keu, et Antor sur lui. Ils s’entre-frappèrent avec violence, leurs chevaux étant rapides. Antor frappe Yvain si fort qu’il le fait voler à terre, les jambes en l’air, à la manière d’un hibou[10]. Il prend son cheval et le confie à son fils. Les rois qui les observent disent : « Voyez là, un bon vieillard ! » Alors, Yvain le Grand éperonne son cheval pour aider son frère à remonter en selle. Agravain, [fol. 2rb] Galeschin et Guerrehet abattent quatre hommes d’une seule charge. Gauvain éperonne son cheval et frappe Antor, l’envoyant à la renverse mais sans le faire tomber de sa selle. Il frappe ensuite Lucan et l’abat, puis fonce sur Do, et Do sur lui, si bien qu’il lui arrache son écu et le fait basculer sur sa droite. Alors commencent le tumulte et le vacarme. Ulfius, Bretel, Guinart le Blond, Flandrin le Brés, Bliobéris, Meraugis, Gornain Cadur, Brun Sans Pitié[11] et Guingambresil sortent des rangs. Ces neuf chevaliers s’affrontent avec force, car ils étaient durs et forts, et s’y connaissaient en matière d’armes. Les autres étaient de tous jeunes hommes qui combattaient vaillamment près de la rivière. Ils auraient été défaits si ce n’était pour [l’intervention de] Sagremor et Gauvain, et Placide, et Lohot, et Agravain, et Graelent et Erec, qui était cousin de Sagremor. Ces huit chevaliers reprirent la main sur le tournoi.
Tant dura li tornoiemens ke li rois Artus descent et li rois Bans et li rois Boors, si font le tournoi remanoir ; s’en dounent les dames le pris a Gavain et a Saigremor et a Yvain le grant et a Placides et a Erec, le neveu Saigremor ; et li chevalier et li roi en dounent le pris par decha a Gornain Cadur et a Antor et a Bretel et a Keu et a Lucan et a Do de Carduel et a Meraugis et a Gyrflet ; a ces .VIII. en dounent li chevalier le pris. Et l’endemain le fist mieux par dela Gavains et Saigremors et Agrevains et li doi Yvain et Galeschins et Erec, car Gahéries fu bleciés le premier jor et Guinas li Blois et Grisalus ; a ces dou[fol. 2va]na on le pris. Et par deça le fist miex Antor et Gornains Cadurs et Meraugis et Keus li senescaus et Flandrins li Brés et Do de Carduel et Gyrflés et Lucans et Mares de la Roce et Guinas li Amourous et Bretiaus et Ulfins ; a ces .X. chevaliers douna on le pris. Sor tous le fist mieux Gavains et Yvains li aoutres et Saigremors et Ulfins et Do de Carduel et Gornains et Miraugis et Key li senescaus car c’estoit li plus biaus armés et ki plus bel portoit son escu et ki mieux fiert des esperons, et se ne fust un poi de parole dont il avoir trop. Trop fesist boin iestre avoec lui, car il sot trop bien les gens sous laiscier de ses bordes ke il disoit sans felounie.Le tournoi dura si longtemps que le roi Arthur, le roi Ban et le roi Bohort descendent et y mettent un terme. Les dames donnent leurs prix à Gauvain, Sagremor, Yvain le Grand, Placide et Erec, le neveu de Sagremor. Les chevaliers et les rois attribuent les prix de leur côté à Gornain Cadur, Antor, Bretel, Keu, Lucan, Do de Carduel, Meraugis et Girflet. Ces huit furent honorés. Le lendemain, Gauvain, Sagremor, Agravain, les deux Yvain, Galeschin et Erec se distinguèrent encore plus, car Gahériet avait été blessé le premier jour, ainsi que Guinart le Blond et Grisalus. On accorda [fol. 2va] les honneurs à ceux-ci. Alors, Antor, Gornain Cadur, Meraugis, Keu le sénéchal, Flandrin le Brés, Do de Carduel, Girflet, Lucan, Mares de la Roche, Guinat l’Amoureux, Bretel et Ulfius se surpassèrent. Ces dix chevaliers reçurent le prix. Mais les plus brillants de tous furent Gauvain, Yvain l’Avoutre, Sagremor, Ulfius, Do de Carduel, Gornain, Meraugis et Keu le sénéchal, car ce dernier était le plus bellement armé, celui qui portait son écu avec le plus de grâce et qui piquait le mieux des éperons. Et si ce n’était pour sa tendance à parler un peu trop… Il était très agréable d’être avec lui, car il savait amuser les gens par ses plaisanteries, qu’il disait sans félonie.
Ce dist le contes ke .III. jors dura la feste et des dons ke li chevalier dounerent as menestreus ne covient il mie parler car cascuns fu riches. Quant la feste fu demoree, si vint li rois Bans et li rois Boors au roi Artu pour prendre congiet et dient ke bien est tans, se lui plaist, d’aler veoir lor femes et lors tieres ; et li rois lor dist : « Grans mierchis de l’onour et del service ke vous m’avés fait. » Lors fait amener .C. chevaus et .C. palefrois et .C. soumiers cargiés d’or et d’argent et de riches dras de soie, s’en fait present as .II. freres. Et la roine refist present a lor femes de mout rices dras et de reubes, et de fremaus et de chaintures et d’aniaus. Et ele le fist as .II. plus preudes dames dou monde roines. Et il estoient doi des plus preudoumes [fol. 2vb] ke on peust trouver ki roi fuiscent.Le conte dit ici que la fête dura trois jours. Quant aux dons que les chevaliers firent aux ménestrels, nul besoin d’en parler, car chacun fut dispendieux. Quand la fête prit fin, le roi Ban et le roi Bohort vinrent prendre congé du roi Arthur, disant qu’il était grand temps pour eux, s’il l’autorisait, d’aller revoir leurs femmes et leurs terres. Le roi leur répondit : « Grand merci pour l’honneur et le service que vous m’avez rendus. » Il fit amener cent chevaux, cent palefrois et cent mulets chargés d’or, d’argent et de riches étoffes de soie, qu’il offrit aux deux frères. La reine fait également présent à leurs femmes de somptueux vêtements, de fermaux, de ceintures et d’anneaux. Elle les donne aux deux plus nobles dames du monde, qui soient reines. Et ils étaient deux des plus braves hommes [fol. 2vb] qu’on pût trouver qui fussent rois.
Atant prendent congiet, si s’en vont et li rois et la roine et Mierlins les convoient jusch’a Hantoune et lor fait nés livrer a son despens et lor proumet a devise son pooir et son service. Ce dist li contes et cil ki la furent au departir des rois, ot tel duel ke jamais nus tel ne verra ne si grant de .III. si haus homes que vous fuisciés bien alet le petit pas .VI. liues ke on les peust desevrer. Et quant convint au desevrer, si baise li uns l’autre. Li rois Bans baisa le roi Artu et puis li rois Boors, et Guinebaus li clers ki estoit lor freres prist congiet au roi Artu et a Merlin et mout les mercia del bien et de l’ounor ke il li avoient faite.Ils prennent congé et s’en vont, et le roi, la reine et Merlin les accompagnent jusqu’à Hantoune [Southampton][12], où [ils font] mettre des navires à leur disposition et leur promet[tent] toute l’aide dont [ils étaient] capable[s] et qu’ils pourraient désirer[13]. Le conte dit ici que ceux qui étaient présents au départ des rois éprouvèrent une telle douleur que jamais on ne vit pareille tristesse pour trois si grands hommes. Ils marchèrent lentement pendant six lieues avant de se séparer. Au moment des adieux, ils s’embrassèrent : le roi Ban embrassa le roi Arthur, ce que fit ensuite le roi Bohort et Guinebaut le clerc, qui était leur frère[14], et ils prirent congé du roi Arthur et de Merlin, et les remercièrent grandement pour la bonté et l’honneur qu’ils leur avaient témoignés[15].
Apriés vienent li doi roi a la roine et prendent congiet et ele les acola mout doucement et li dist au roi Ban : « Biaus sire, salués moi la roine Elayne » et au roi Boort aussi que il li salut la roine Evaine. Atant prendent congiet, si se departent. Tantost com il furent en la nef, si orent bon vent a mierchi. Et il s’en vont et [li rois] les saine de sa main.Ensuite, les deux rois vinrent saluer la reine, qui les prit dans ses bras avec douceur. Elle dit au roi Ban : « Beau sire, saluez pour moi la reine Hélène », et au roi Bohort de saluer la reine Évaine. Sur ce, ils prennent congé et se mettent en route. Dès qu’ils furent en mer, ils eurent la chance d’avoir un bon vent. Ils s’en vont ainsi et [le roi] les bénit de sa main.
Et se taist li contes d’iaus et commence a parler des barons ki sont es plains de Salebires ki devisent lor batailles. Et dementriers vint Mierlins au roi et se li dist que […] se combatront mardi as Saisnes en champ, mais poi feront de leur preu, ains i perdront trop [de gens] ////Ici, le conte cesse de parler d’eux et commence à parler des barons dans les plaines de Salesbières, qui préparent leurs batailles. Entretemps, Merlin vint trouver le roi et lui dit que […] ils combattraient les Saxons mardi sur le champ de bataille, mais ils n’y gagneraient guère, et y perdraient trop [de gens].

Notes sur le texte et la traduction

[1] Ce folio s’ouvre donc sur la mort au combat d’Hagodabran qui, dans la Suite-Vulgate, s’enfuyait simplement pour la Saxonie après l’échec de son attaque sur Clarence. (Livre du Graal I.1511) Dans le Lancelot propre, il tentait d’envahir l’Écosse avec l’aide de sa sœur, la sorceresse Gamille, ce qui échoue aussi. Lancelot lui tranche alors la jambe et, ne voulant vivre avec cette infirmité, il se suicide avec un couteau quand on le ramène prisonnier aux tentes. (Livre du Graal II.908) Dans le Livre d’Artus, Hadogabran s’enfuit aussi de Clarence (33-34) avec « ses trois redoutables neveux » (Koble 2020:350) blessé et pourchassé par Gauvain et Eliezer (qui abandonnent la poursuite vers minuit), mais il ne reparaît pas dans l’histoire ensuite, même si les Saxons restent une menace récurrente. Cela ne semble cohérent avec aucun de ces textes, à moins d’imaginer qu’Hadogabran revenait se faire tuer à la fin du Livre d’Artus que nous n’avons plus, de par les dégâts subis par la reliure, mais il ne doit pas manquer grand-chose à cette fin, puisque les fils narratifs annoncés se sont pratiquement tous conclus (Koble 2020:331). Et si ces textes ne rechignent pas forcément à répéter des aventures, cela impliquerait que les barons se re-rebelleraient pour se réconcilier à nouveau, voir note 8.

[2] Vandebières, Vandeberes dans le Livre d’Artus, correspond dans la Suite-Vulgate à Vambieres dans l’édition Sommer et Nambieres dans le Livre du Graal à la Pléiade ? Mais bien Vandebieres dans d’autres manuscrits cf. BnF 747 fol. 112r.

[3] Litt. « Et il semblait que son cheval était noir et qu’il touchait les nuages » ? Il s’agit peut-être simplement d’une hyperbole pour le grand cheval noir qu’il monte dans la Suite-Vulgate : « Merlins lor avoir devisé qui vait devant et les conduist sor un grant cheval noir. » (Livre du Graal I.832) ; « merlins lor auoit deuise qui va deuant sor .I. grant cheval noir et les conduist » (Sommer II.112). À moins que le passage ne soit abîmé ou qu’il faille le lire autrement, en interprétant par exemple noir comme démon, ce qu’on peut trouver comme périphrase mais dans des textes bien plus tardifs (XVe s.) et dans le contexte plus précis d’une description de l’enfer, qui la rend plus limpide. (« Que tous les noirs / De l’orrible lieu desolé Te ramainent ars ou brullé ! » Gréban, Le Mystère de la Passion, c.1450, 352 noté par le DMF).

[4] A prioir ce sont les Saxons qu’Arthur ne tient pas pour amis, et avec qui il a hâte d’en découdre.

[5] La plaine de Salesbières (Salisbury), vers Stonehenge, est le lieu de plusieurs batailles arthuriennes décisives, dont, à partir de la Mort le Roi Artu, celle de  grande destruction de la chevalerie de Logres qui met fin à la parenthèse arthurienne et où Arthur et Mordred trouvent la mort,. Auparavant, dans les Annales Cambriae ou l’Historia Regum Britanniae (1136), c’était à la bataille de Camlann qu’Arthur mourait. Dans la Suite-Vulgate c’est aussi sur les plaines de Salesbières que se réunissent les combattants pour la bataille de Clarence, où Merlin prédit à Arthur que c’est là que prendra fin son royaume. (Livre du Graal, I.1474)

[6] Litt. « trahis, trahis » (trai, trai) cri traditionnel d’alerte en cas d’attaque-surprise. Voir dans le Livre d’Artuséd. Sommer p. 4Cligès v. 1867 ; Récit d’un ménestrel de Reims, éd. Bonnefois, p. 39 [PDF]  http://catalog.bfm-corpus.org/menreims, etc.

[7] Raron dans le manuscrit. La notice corrige : baron.

[8] Comme le relève Field (1991), la réconciliation des barons se produit différemment dans la Suite-Vulgate, et avec plus de difficultés. Les fils de Loth jouent toujours un rôle : ils rejoignent Arthur et, plus tard, quand Loth est vaincu dans une embuscade et que sa femme est enlevée, ils volent au secours de leur mère, le roi Loth lamentant donc qu’Arthur ait ses enfants et sa femme (I.1047). Gauvain le combat sur le champ de bataille, et ils se reconnaissent, suite à quoi Loth veut arrêter le combat mais Gauvain lui demanda de reculer car il ne sera plus son père ni son ami tant qu’il ne se sera pas accordé au roi Arthur, tant qu’il n’aura pas imploré son pardon pour sa forfaiture et tant qu’il ne lui aura pas prêté hommage devant tous ses barons. » (Livre du Graal I.1310) ce que Loth accepte, devenant un intermédiaire avec les autres rois rebelles pour conclure la paix (I.1440). À la suite de quoi, devant Clarence, Merlin les enjoint à prêter serment à Arthur car l’heure est venue (Sommer II 398 ou Livre du Graal, I.1504-5 ; e.g. BnF fr. 98 fol. 246rv ; BnF fr. 105 316v-317r). La Suite du Merlin Post-Vulgate est encore moins compatible : Loth est tué durant la rébellion et Gauvain a onze ans lors de son enterrement (éd. Roussineau §159.9). Cependant les portions du Livre d’Artus qui nous restent ne cadrent pas non plus au premier abord. Dans la rébellion des barons, Urien a le rôle principal d’antagoniste d’Arthur, dès le début du texte (éd. Sommer 20-33), il refuse notamment de lui jurer fidélité car Arthur a donné sa ville de Clarence à Galeschin, le faisant duc. Il jure de se venger après n’avoir pu entrer dans Clarence (59), il enlève aussi Guenièvre (65) qui sera libérée par Gauvain et Arthur (65-9). Quand il attaque à nouveau Clarence, cela se solde par un duel contre son fils Yvain, qui parvient à le vaincre, et il accepte alors d’être le vassal d’Arthur (78-83) puis lui prête hommage (84). À moins d’imaginer que les barons se rebellent à nouveau plus tard, dans une partie que nous n’avons plus, avant de se réconcilier à nouveau, cela ne semble pas faire partie de la même continuité. Voir les mêmes problèmes soulevés au début du fragment au sujet de la mort d’Hagodabran (note 1). À nouveau, le plus proche semble la fin remaniée et très expéditive du BnF fr. 344.

[9] Le Livre d’Artus raconte par ailleurs l’origine du surnom de Sagremor, cf. éd. Sommer 46.

[10] Parmi les nombreuses appellations des strigidés (hibou, chouette, etc.) : DMF s.v. Huerant, « Hibou »DEAF s.v. « Huerant », « oiseau de proie nocturne de la famille des Strigidés, chevêche ou autre » (mais aussi « oiseau de la famille des Aquilidés, milan rouge ou noir »). Dans les bestiaires médiévaux, le hibou, qui préfère les ténèbres à la lumière et vit seul dans ses déjections, est souvent traité comme une allégorie du comportement des pécheurs ou des Juifs, qui refusent la lumière de l’Église. Et tous les bestiaires n’en font pas mention de façon systématique mais par exemple dans le bestiaire de Philippe de Thaon (XIe s.) cette inversion de l’ordre normal des choses va jusqu’à dire qu’il vole à l’envers (envers vole) : « NlCTICORAX, ço dit / Davit en sun escrit / Que tels est li sons estre / Qu’en sevrunde volt estre / N’at cure de luur / Mielz aime tenebrur / Envers vole e crie / E d’ordure est sa vie. / Oisels est nocturnals / E chante cuntre mais » (Ed. Wahlberg 1900:101, vv. 2789-2798). Comme les Juifs, il agit « à l’envers » : « Les Juifs sunt a envers / Cum l’oisels vole envers. » (Wahlberg 1900:102, vv. 2823-4). D’où la comparaison d’Yvain volant à terre les jambes en l’air à un hibou.

[11] Ou Bréhus Sans Pitié. Sur ce personnage de chevalier maléfique, voir Trachsler, « Brehus sans pitié : portrait-robot du criminel arthurien », dans La violence dans le monde médiéval, Presses universitaires de Provence, 1994.

[12] Hantoune, donc Southampton, comme dans Froissart (Buchon 1825) ou Geoffrey de Monmouth : Frappier, Étude sur la Mort le roi Artu (1972[1936]:45).

[13] Peut-être faut-il garder le singulier et considérer que seul Arthur leur promet son aide ?

[14] Pour l’édition du Livre du Graal, ce frère Guinebaut apparaît seulement dans la Suite-Vulgate : « Il s’agit de Guinebaut, personnage qui n’apparaît que dans Les Premiers Faits du roi Arthur [Suite-Vulgate] : sa qualité de frère des rois Ban et Bohort est déconcertante : aucune mention n’en est faite nulle part ailleurs, et son statut semble nettement inférieur au leur. Il joue le rôle d’un double de Merlin, assumant quelques-unes des aventures magiques qu’un chevalier ne saurait mener à bien, et s’engageant en particulier dans une relation amoureuse avec une dame d’origine clairement féerique qui préfigure la filleule de Diane, Niniane (§ 337). » (I.1827) Sur Guinebaut créant le château tournoyant, voir par exemple Gédéon Huet, « Le château tournant dans la suite du Merlin », Romania (1911).

[15] On peut noter que sur la fin de la Suite-Vulgate, les deux rois peuvent rentrer chez eux (sans Guinebaut) car la menace des Saxons est levée, qu’ils n’ont pas vu leurs femmes depuis longtemps et qu’ils doivent défendre leurs royaumes contre Claudas (Sommer II.402 ; Livre du Graal I.1513) augurant les évènements du Lancelot. Merlin qui leur promet son aide ici pourrait augurer ce futur défi. Sa fin abrégée dans le ms. BnF 344 est plus directe encore, avec des messagers affolés qui viennent leur annoncer que leurs royaumes sont attaqués (voir Fabry-Tehranchy 2014, Koble 2020:209-219, 251-9). Dans le Livre d’Artus, on trouve une scène de séparation d’Arthur d’avec Ban et Bohort (toujours sans Guinebaut) vers Vandebières où il les couvre de cadeaux pour l’avoir aidé à l’emporter contre les Saxons (fol. 147c-d ; éd. Sommer 60, l. 26-41). Dans ces deux suites, la raison de leur venue était de soutenir les guerres fondatrices d’Arthur, mais ici au contraire, leur départ semble se produire non pas après une victoire plus ou moins définitive (les Saxons reviendront, cf. Livre du Graal I.1423-1441 ; Koble 2020:42, 217) mais juste avant une bataille contre les Saxons (pas forcément menée par Arthur, certes) et après un tournoi divertissant, qui semble moins justifier de tels remerciements. Toutefois, là où la victoire est relativement décisive dans la Suite-Vulgate, dans le Livre d’Artus les Saxons restent une menace à de nombreuses reprises ensuite. Voir dans l’édition Sommer : pp. 116-123, 143-145, 165-8, 199-213, 236-244.

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